Géopolitique et complotisme : des facteurs convergents

Au carrefour du fantasme et de la manipulation, les théories du complot sont devenues un pivot des relations internationales. De l’incendie de Rome aux laboratoires secrets d’Ukraine, une exploration des liens complexes entre narratifs conspirationnistes et jeux de pouvoir mondiaux.
Les théories du complot, longtemps reléguées à la marge des sociétés, occupent aujourd’hui une place centrale dans le débat public. Amplifiées par les réseaux sociaux, magnifiées par des prises de paroles politiques de premier plan, elles deviennent des outils de choix pour la manipulation de l’opinion. Leur prolifération n’est pas un simple accident de l’époque numérique : des États exploitent ces narratifs pour renforcer leur influence géopolitique, déstabiliser leurs adversaires ou contrôler leurs propres populations.
Le paradoxe de « l’œuf ou la poule » est un symbole philosophique davantage qu’un paradoxe biologique. Quelque part, un jour, une forme de proto-poule descendante des dinosaures a pondu un œuf duquel est sortie une poule. La question est plus complexe en matière de complotisme et de géopolitique, lorsqu’il s’agit de déterminer si les États ont commencé par rebondir sur des théories préexistantes, ou s’ils ont d’abord créé leurs propres théories à des fins de propagande.
Le lecteur avisé aura d’avance compris que cette question n’est qu’un prétexte pour dresser ici un petit état des lieux, peut-être salutaire, des liens entre théories complotistes et manœuvres informationnelles étatiques. Quant à déterminer lequel préexiste à l’autre, cela restera là aussi une question philosophique à débattre, tant les définitions des deux concepts peuvent varier d’un esprit fin à l’autre.
Les racines du mal
Théories du complot et ingérences informationnelles ne se recoupent pas toujours, mais les deux concepts étirent probablement leurs racines depuis l’aube de l’humanité.
En matière de « théories du complots », c’est-à-dire de théories qui expliquent un événement comme résultant principalement d’un complot fantasmé, les exemples historiques sont légion. L’incendie de Rome, durant la seconde quinzaine de juillet de l’an 64 ? Des rumeurs selon laquelle il aurait été provoqué par l’empereur Néron naissent rapidement et perdurent encore aujourd’hui, alors même qu’il est probable que l’homme y soit totalement étranger.
Des juifs qui propagent volontairement la peste en Bavière en 1319, ou qui empoisonnent les puits d’Europe de l’Ouest en 1350 ? Une fake news. Le phénomène connaîtra une amplification notable au cours de la Révolution française, Barrel en tête avec son livre tout entier dédié à démontrer que la Révolution n’est pas un mouvement spontané mais bien le fruit d’un grand complot des philosophes et des sociétés secrètes à l’encontre de l’Eglise catholique et contre l’Etat. Suivrons des siècles de fantasmes « judéo-quelque chose » – judéo-maçonnique, judéo-bolchevique… – jusqu’à l’invention assez récente d’un mythe autour des Khazars, ancien peuple installé entre la mer Noire et la mer Caspienne, qui a été récupéré par différentes communautés complotistes autour du globe. Un état des lieux qui ne serait pas complet sans parler au XXe siècle d’un bon lot de théories fantasques célèbres parmi lesquelles celles sur la mort d’Hitler, sur la mort de Kennedy, sur les extra-terrestres de Roswell, sur la mort de Diana ou bien sur le 11 septembre.
Pour ce qui concerne les exemples de guerre informationnelle entre Etats, l’Histoire est tout aussi riche. Bien avant l’ère des réseaux sociaux ou de la presse moderne des gouvernements cherchaient déjà à façonner les perceptions à l’étranger en utilisant des outils adaptés à leur époque : rumeurs, diplomatie secrète, et propagande orale ou écrite. Il est frappant de voir combien certains écrits anciens entrent en résonnance directe avec des enjeux géopolitiques modernes. Confer par exemple les écrits des chroniqueurs romains qui accusaient Carthage d’infanticides rituels (une manœuvre informationnelle type), accusation encore débattue et rebattue en Tunisie depuis les années 90 et la réécriture des manuels d’enseignement sur ce sujet. A cette image la plupart des faits de propagande ou de manœuvres informationnelles des temps passés ciblaient davantage l’interne que l’externe : on essayait de convaincre au sein de ses frontières du mal que représentait les autres. C’est ainsi que les Français ont pu publier de grands pamphlets pour discréditer l’Angleterre ou que cette dernière a largement mythifié la puissance et l’origine de l’invincible Armada. Puis vint la guerre froide et la propagande que l’on connaît, dans et hors les frontières.
Création de nouvelles théories du complot ou amplification de théories existantes : le « modèle » russe
Bien documentée, l’opération Infektion est un modèle de création d’une théorie complotiste par un Etat. Menée par le KGB dans les années 1980, cette campagne de désinformation visait à convaincre le monde que le virus du sida était une arme biologique développée par les États-Unis dans un laboratoire militaire. Le KGB va d’abord cibler des médias dans des pays non alignés pour lancer l’idée, puis orchestre une amplification par des groupes tiers et des individus influents. Cette approche a permis à la théorie d’atteindre une audience mondiale et d’éroder la confiance internationale dans les institutions scientifiques et politiques américaines. Un modèle de propagation qui illustre aussi comment les rumeurs peuvent être renforcées par des biais préexistants, notamment la peur des armes biologiques et la méfiance envers les grandes puissances.
Depuis lors la Russie a plusieurs fois réitéré, avec un succès mitigé mais contribue largement à empoisonner le débat public dans un certain nombre de pays. Elle le fait notamment depuis le déclenchement de sa tentative d’invasion de l’Ukraine, en inventant le mythe de laboratoires américains qui mèneraient des programmes biologiques en Ukraine ou encore en accusant les White Helmet de transporter dans ses ambulances des armes chimiques en Syrie. Des théories construites de toutes pièces par les services russes mais qui prennent ensuite leur envol ; il ne fait aucun doute qu’on continuera d’en trouver des traces ici ou là pendant très longtemps encore.
Dans ce même type de contexte, il n’est pas rare que des États trouvent un intérêt à exploiter des théories complotistes déjà enracinées dans certaines sociétés. Une fois encore, la Russie n’est pas en reste.
La théorie du complot sur les chemtrails a pu par exemple être exploitée par des médias affiliés à la Russie pour alimenter la méfiance envers les gouvernements occidentaux. En diffusant des articles et vidéos qui amplifient cette théorie, la stratégie consiste à renforcer la perception que les élites mondiales agissent dans l’ombre pour nuire à la population.
Un autre exemple notable est l’utilisation des théories sur la vaccination. Dans le contexte de la pandémie de COVID-19, la Russie – encore elle – a diffusé des récits insinuant que les vaccins occidentaux étaient dangereux ou faisaient partie d’un plan de contrôle global. Ces messages ciblaient des groupes déjà sceptiques, amplifiant leurs craintes et semant la confusion.
La Russie n'est pas seule
On aurait tort d’oublier que d’autres acteurs n’hésitent pas à s’engager dans la brèche. Sur les mêmes thèmes, la Chine a été surprise plus d’une fois à s’approprier les campagnes de désinformation Russes sur les laboratoires secrets américains en Ukraine, ou à ajouter son propre son de cloche complotiste sur l’origine du Coronavirus, pour en faire porter le chapeau à Washington. Et que dire du président turc Erdogan, qui « s’est installé au fil des années en maître dans l’art de fabriquer des théories du complot pour se maintenir au pouvoir », ou de l’Azerbaïdjan qui essaie d’installer l’idée d’un grand complot des élites françaises contre les peuples et alimente son narratif de tous les mensonges qui peuvent y concourir.
La manipulation de l’information est un phénomène aussi ancien que l’humanité elle-même, et il fait peu de doutes que des exemples de manœuvres informationnelles menées par des groupes sociaux existaient avant même l’invention de l’écriture, bien qu’il ne puisse par définition pas en rester de traces. L’ampleur et la sophistication de ces manœuvres, comme l’installation et la circulation des théories du complot, ont atteint de nouveaux sommets à chaque évolution technologique informationnelle majeure (imprimerie, captation du son, captation de l’image, internet, réseaux sociaux, intelligence artificielle). Notre responsabilité collective est double : nous devons d’une part chacun construire une imperméabilité personnelle à ces poisons et d’autre part essayer à notre échelle de dénoncer, dénoncer et dénoncer encore les méthodes de ces autocraties qui distillent leur poison dans nos sociétés occidentales. Ils le font pour nous détruire.
– H2V
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