La contribution involontaire de la presse aux opérations de désinformation étrangères

Il ne se passe plus un seul mois sans que Viginum ou ses homologues Européens ne dénoncent une nouvelle opération informationnelle visant à déstabiliser les démocraties et modeler les opinions (Döpleganger, RRN, Portal Kombat, Matriochka, Jeux Olympiques…).
Les différents rapports mettent en évidence de vastes opérations de diffusion de contenu inauthentique, relayées sur les réseaux sociaux et totalisant des millions de vues et de partages.
Mais il est un autre danger, à bas bruit, dont les effets moins spectaculaires, mais plus sournois, seront visibles sur le long terme.
Leur effet va s’exacerber avec le développement de l’IA générative, qui s’appuie sur le web pour constituer ses corpus, et de leur intégration dans les moteurs de recherche.
Et la presse, française et étrangère, sans le savoir, contribue à la réussite de ces opérations.
Avant de découvrir qui contribue aux opérations de désinformation étrangère, à découvrir en lisant cet article dans son intégralité, il est important de bien comprendre comment fonctionnent Internet et les moteurs de recherche.
Les moteurs de recherche fonctionnent tous à peu près de la même manière :
- Tout d’abord, des robots (crawlers) circulent d’un site à l’autre grâce aux liens hypertextes cliquables qu’ils contiennent afin d’indexer le contenu et identifier leur environnement sémantique.
- Ensuite, agissant comme une sorte d’annuaire inversé, en face de chaque intention de recherche, le moteur de recherche va identifier les différents contenus traitant de cette intention de recherche.
- Enfin, le moteur de recherche va rechercher des ‘signaux’ pour estimer la pertinence de chacun de ces contenus et les classer entre eux. Soit à la première position, soit exilés à partir de la deuxième page.
Parmi les signaux permettant d’estimer la pertinence, on trouve des signaux comportementaux: l’internaute a-t-il cliqué sur le premier résultat proposé ? Est-il resté longtemps sur le contenu ou bien est-il revenu rapidement à la page de résultats ? etc.
Un autre signal d’autorité d’un contenu, ce sont les liens entrants, ou backlinks, les liens qui proviennent d’autres sites et pointent sur le site en question. La performance de ces liens est modélisée dans un indicateur appelé PageRank, dont le nom vient de Larry Page son inventeur, fondateur de Google.
Nous vous ferons grâce de la formule mathématique du PageRank :

Mais voici quelques éléments majeurs :
- Plus un site reçoit de liens, en provenance d’une grande diversité de sites, eux-mêmes bénéficiant d’une grande notoriété, mieux c’est.
- Mais encore : si ces liens peuvent pointer vers des pages ‘profondes’ plutôt que vers la page d’accueil et si le texte du lien cliquable peut inclure des mots en lien avec l’environnement sémantique de la page de destination, c’est encore mieux.
« Un site web fonctionne exactement comme un auteur ou un expert. Plus il sera mentionné par d’autres experts dans sa discipline, plus son expertise sera reconnue. »
Une des sous-disciplines du SEO – Search Engine Optimisation (pour Optimisation pour les moteurs de recherche) est justement le backlinking (on parle aussi de netlinking).
Il s’agit de rédiger du contenu visant à être ‘mentionné’ par d’autres sites (si possible ceux bénéficiant d’une grande autorité dans le domaine) pour révéler sa pertinence et mieux se positionner dans les pages de résultats.
Dans certains domaines ultra-concurrentiels, on peut aller jusqu’à racheter des noms de domaine anciens, redevenus disponibles, pour faire bénéficier son site de liens entrants ou bien même acheter des liens (bien que Google l’interdise).
Or, la presse utilise largement cette technique pour augmenter ses revenus.
En passant par des plateformes de netlinking, des journaux comme Ouest-France, Le Figaro, BFMtv, Les Echos, Le Point, Challenges et bien d’autres proposent des liens au travers d’articles sponsorisés afin de doper artificiellement le positionnement du site de leurs clients.
En résumé, un site performera si :
- Son contenu adresse un environnement sémantique clair, répondant à des intentions de recherche.
- Il est techniquement irréprochable d’un point de vue SEO, pour faciliter l’expérience des internautes et celle des bots.
- Il bénéficie d’une multitude de liens entrants optimisés, transmettant de la notoriété (on parle aussi de link- juice ou jus SEO).
C’est ainsi qu’à l’été 2021 en pleine crise Covid, la presse d’état chinoise a pu se placer sur des intentions de recherche stratégiques peu traitées (on parle ainsi de Data Void) afin de bien se positionner sur les pages de résultats des moteurs de recherche et servir un contre-narratif insinuant que le camp militaire américain de Fort Detrick pourrait être le foyer à l’origine de la pandémie, en tout cas en instillant le doute.
Il leur a suffi de construire du contenu sur un environnement sémantique peu traité, avec des sites techniquement robustes et de favoriser le développement de liens entrants.
D’ailleurs, encore maintenant, les citoyens américains qui cherchent « Fort Detrick » se voient proposer (moins bien positionnés, il est vrai) des articles de news[.]cn ou de globaltimes[.]cn.
Le positionnement de ces articles est renforcé par la mise en œuvre de backlinks, comme par exemple celui de l’ambassade de Chine en Croatie.
C’est cette rémanence du contenu web, par opposition avec la fulgurance des réseaux sociaux, qui en fait sa dangerosité à long terme dans le domaine de la manipulation de l’information.
Evidemment, les sites de presse en ligne sont très souvent cités. Ils bénéficient d’un niveau d’autorité conséquent, dont ils font bénéficier tous les sites qu’ils mentionnent.
« Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités »
En mentionnant des sites de désinformation en incluant des liens cliquables, les sites de presse en ligne :
- Permettent la circulation des internautes, générant du trafic (même si l’internaute est informé du caractère trompeur du contenu de destination) qui donne aux moteurs de recherche l’information que ce contenu est digne d’intérêt.
- Permettent la circulation des bots, leur facilitant la découverte et l’indexation de ces contenus trompeurs.
- Et parfois transmet une partie de son PageRank et apporte de la notoriété web au site de destination, ce qui va le faire progresser dans les pages de résultats des moteurs de recherche.
A titre d’exemple, prenons un seul site parmi les 193 listés dans le rapport Portal Kombat de Viginum : pravda-fr[.]com.
Ce site bénéficie de plus de 1200 liens entrants en provenance de près de 300 noms de domaines (données extraites le 15/11/2024). Ne retenons que les 107 domaines les plus importants. Nous les avons regroupés selon leur pays d’hébergement. Leur taille est proportionnelle à leur autorité.
C’est ainsi que dans un article démontant une fausse information lors du passage de la Flamme olympique à Marseille, le journal Libération, insère un lien vers le site Pravda sous l’ancre « Aux larmes ! Poutine dirige ici. » et lui apporte, par ce simple lien, à la fois trafic et autorité.
De même, l’Express, dans un article traitant des ingérences étrangères durant les législatives, insère un lien dans la partie réservée aux abonnés, menant à la page d’accueil du site pravda-fr[.]com, lui offrant trafic et autorité.

Le Bien Public dans un article sur l’adjoint au Maire de Talant, Cyril Gaucher, insère un lien pointant vers un article du site russe sous l’ancre « sur une chaîne nationale russe », article reprenant lui-même le contenu du compte Telegram « Russia Today en français » dont la diffusion est interdite dans l’Union Européenne.
Dernier exemple, tant ils ne manquent pas, GEO, insère dans un de ses articles, sous le texte cliquable « sa visite à Uralvagonzavod » un lien qui pointe initialement vers pravda-fr[.]com et redirige maintenant vers le site francais.news-paravda[.]com qui ne figure pas dans les 193 sites listés dans le rapport de Viginum, publié fin avril, car le nom de domaine n’a été déposé que le 23 mai 2024.
Et sur ce site francais.news-pravda[.]com on retrouve, sans grande surprise, des liens en provenance des journaux Le Monde, Libération ou encore Médiapart.
Des liens offerts qui sont autant de cadeaux gratuits faits aux organismes de manipulation étrangers alors que ces mêmes journaux font payer les sociétés qui souhaitent acquérir un peu de visibilité.
Mettons-nous à la place de la société russe Tigerweb dont il est fait mention dans le rapport de Viginum. Cette entreprise appartenant à Yevgeny Shevchenko administre les sites du réseau « Portal Kombat ».
Chaque backlink obtenu de la part d’organes de presse français représente autant de trophées remportés et sont rajoutés au tableau de chasse. Ils sont indubitablement exhibés par l’entreprise auprès de son donneur d’ordre pour témoigner de l’efficacité de l’opération et obtenir de poursuivre ce mode opératoire.
Les backlinks sont aussi un moyen pour eux d’identifier les sites qui partagent sciemment leurs articles et qui sont autant de courroies d’entrainement de leurs opérations, de manière rémunérée ou bien bénévolement (par les « idiots utiles »).
Alors que faire ?
Afin d’éviter ce phénomène, plusieurs possibilités sont offertes :
- soit n’insérer que des copies d’écran des articles cités, sans rendre l’URL lisible, comme nous l’avons fait dans cet article.
- soit rendre l’URL non cliquable, par ajout de crochets par exemple : pravda-fr[.]com, ce qui laisse la possibilité à l’internaute de copier/coller l’URL dans la barre d’adresses du navigateur et d’accéder au contenu (ce qui apporte du trafic mais pas de notoriété).
- soit insérer l’URL telle qu’affichée dans Wayback machine (ce qui n’amène ni trafic ni notoriété) :
https://web.archive.org/web/20240324205247/https://pravda-fr.com/world/2024/03/16/92794.html

A l’heure où les démocraties sont la proie d’attaques informationnelles incessantes, il peut apparaitre nécessaire que la presse veille à ne pas apporter sa contribution, même involontaire, à ces procédés pernicieux dans le but d’augmenter la résilience collective et de mieux armer intellectuellement les citoyens face à ces opérations.
« La force de la cité ne réside ni dans ses remparts, ni dans ses vaisseaux, mais dans le caractère de ses citoyens. » Thucydide Histoire de la guerre du Péloponnèse
– Athenae Erulin