[Analyse GEOINT] L’étrange manège d’un chasseur birman en Thaïlande

[Analyse GEOINT] L’étrange manège d’un chasseur birman en Thaïlande

Le 30 juin 2022 étaient diffusées plusieurs vidéos montrant, selon les descriptions associées, le survol du territoire thaï par un MiG-29 birman.

Situation pour le moins originale, une étude préliminaire menée sur les réseaux sociaux et dans la presse permet de dresser un premier tableau de la situation : le porte-parole des forces aériennes thaïlandaises confirme que le 30 juin 2022, entre 11H-12H, un MiG-29 a survolé le territoire thaï, dans le district de Phop Phra, pour frapper des « minorités ethniques » qui demeuraient, toujours, en territoire birman. Le porte-parole affirme que deux avions thaïlandais auraient décollés après le premier usage par l’avion birman de ses armes et qu’ils se seraient trouvés sur les lieux en cinq minutes.

La presse internationale se fait écho des propos des déclarations des deux forces armées, confirmant l’idée selon laquelle l’avion MiG-29 birman ne se trouvait au-dessus du territoire thaï que pour frapper une cible en territoire birman, située à un kilomètre de profondeur par rapport à ladite frontière, dans la ville de Myawaddy.

La présente analyse portera sur deux vidéos, chacune composée de plusieurs séquences, qui porteraient sur les faits avec, comme objectif, de comprendre ce que l’on voit.

Contexte : Le conflit Karen

Minorité ethnique présente massivement en Birmanie, les Karens sont entrés en résistance depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale où leur avait été refusé l’accession à un État indépendant : ils avaient alors été définitivement absorbés par la Birmanie qui se détachait de l’empire colonial britannique. En guerre déclarée depuis le 31 janvier 1949, avec comme principes fondateurs l’interdiction de se rendre, ou d’abandonner la guerre avant que la reconnaissance de l’État souverain Karen ne soit complète.

Les différents groupes se sont alors implantés dans la zone frontalière qui sépare la Thaïlande et la Birmanie : y collectant des taxes sur les villages alentours. Cette zone est tout à fait favorable à la guérilla en ce qu’elle offre une géographie montagneuse, de la végétation dense et des petits centres urbains reliés par des pistes ce qui est de nature à couper une puissance militaire de ses principaux multiplicateurs de forces : aviation d’appui et de surveillance, forces blindées etc.

Si le conflit était, depuis 2015, des suites d’un accord de cessez-le-feu, latent, le coup d’état militaire birman de 2021 a entraîné le retour d’opérations offensives. Depuis la reprise des hostilités, les forces indépendantistes Karen ont pu reprendre villages et avant-postes le long de la frontière. Les forces birmanes ne sont pas en reste et mènent, elles aussi, assauts et contre-attaques.

Les vidéos et images présentées ici s’inscrivent dans ce contexte.

L’étude s’intéressera d’abord à l’identification des lieux sur la première vidéo, la confirmation de l’identification de l’aéronef et l’identification de dégâts des suites de la frappe. L’étude s’intéressera ensuite à la seconde vidéo, à la géolocalisation des frappes. Enfin, nous nous intéresserons aux trajectoires empruntées par les avions concernés.

I. A) Identification des lieux

La vidéo est composée de plusieurs séquences. La majorité d’entre elles montrent un environnement plutôt générique : de la flore locale, une route sans marquage et des bâtiments qui ne se démarquent pas dans un pays à la superficie de 514 000km².

Toutefois, la première séquence montre un bâtiment qui se distingue par des caractéristiques propres.

Sur celui-ci on peut distinguer, au-delà de l’architecture plus travaillée que les cabanes aperçues dans le reste de la vidéo, deux éléments significatifs : des drapeaux, conférant un aspect assez officiel, et une inscription utilisant l’alphasyllabaire thaï.

Si l’on comprend assez vite que les drapeaux sont ceux, à la fois de la Thaïlande mais aussi de la monarchie thaïlandaise, déchiffrer et traduire l’inscription requiert l’utilisation d’un outil de reconnaissance de caractères :
ที่ทำการองค์การบริหารส่วนตำบลวาเล่ย์ ≡ Valley Subdistrict Administrative Office (l’on traduit en anglais parce que le résultat est généralement plus proche de la réalité qu’une traduction directement française).

Il semble donc s’agir d’une subdivision administrative de la Thaïlande qui est découpée en : province (région), district (département), sous-district (une communauté de communes), village. La traduction révèle qu’il s’agit ici du bureau du sous-district de Valley/Wale (selon les traductions).

Une recherche permet de mettre à jour que ce sous-district est rattaché au district de Phop Phra, lui-même rattaché à la province de Tak. Ci-dessous une carte permet une première remise en contexte.

Première carte : Carte à l’échelle nationale de la Thaïlande, montrant, le long de la frontière ouest, la province de Tak (entourée en rouge).
Seconde carte : Carte à l’échelle de la province de Tak, montrant, au centre, le district de Phop Phra (n°7).
Le sous-district de Wale se trouve dans la pointe la plus au sud du district. Il est composé de sept villages (tous ne portant qu’un chiffre en guise et lieu de nom de village).

La première séquence de la vidéo étudiée semble donc se trouver en face du bureau de l’administration du sous-district de Wale, ce qui semble en tout état de cause correspondre avec le récit (tout le sous- district se trouve à quelques secondes à vol d’avion depuis les frontières).

C’est sur le site officiel du sous-district de Wale (www.wale.go.th/contact.php) que l’on trouve avec un haut niveau de fiabilité la localisation du fameux « bureau administratif » :

Toutefois, l’imagerie Street View ne permet que de confirmer partiellement notre théorie :

La vidéo montre, elle, à la droite du bâtiment administratif, un bâtiment adjacent qui n’est pas présent sur cette dernière image. On note toutefois que cette image est ancienne (mars 2013) et que, en l’espace de dix ans, un bâtiment a pu voir le jour. Pour confirmer cette théorie il faut étudier l’évolution de la zone à travers les années pour détecter, ou non, l’émergence de structures entre mars 2013 et juillet 2022.

De gauche à droite : novembre 2013, avril 2016, janvier 2020, avril 2022.
On arrive à distinguer, à travers les années, l’émergence d’une structure collée entre le bâtiment administratif (celui en haut, avec une toiture bleue) et le hangar (toiture blanche en bas). On distingue de ce bâtiment le vert de la structure qui rappelle celle que l’on peut observer sur la vidéo.

La troisième séquence de la vidéo offre ce qui semble être une vision plus large de la même zone :

On retrouve alors, de gauche à droite : le bâtiment administratif, la structure construite récemment, le hangar. De la même façon, on aperçoit une structure à toit bleu qui, étant elle-même absente du street- view, apparaît tout de même sur l’imagerie satellite :

On peut dès lors, avec un haut taux de fiabilité, affirmer que l’on a déterminé la position de deux séquences de la vidéo. Le reste des vidéos n’a pas été localisé mais elles semblent toutes prendre place autour de la même route (dont la qualité demeure supérieure aux pistes qui sont majoritaire dans la sous-province, de telle sorte que l’on peut estimer qu’il s’agit de la route 1206).

I. B) Identification des aéronefs

Sur les différentes séquences on peut apercevoir un aéronef. Qui, sur l’une des séquences, ouvre le feu.

La différence principale entre les flottes birmanes et thaïlandaises repose principalement sur les pays d’origines : la Thaïlande met uniquement en œuvre des appareils occidentaux (Alphajet, F-5, F-16, Gripen) quand la Birmanie met uniquement en œuvre des appareils russes et chinois (MiG-29…).
L’appareil ici observé se distingue par deux ailerons arrière verticaux, deux turboréacteurs (toutefois légèrement espacés) et de deux ailerons arrière horizontaux en diagonale : ce sont là les signes distinctifs qui permettent de confirmer la présence d’un MiG-29. Ci-dessous, à gauche, le schéma d’un MiG-29, à droite, celui d’un F16. On remarque les différences à l’arrière.

I. C) Évaluation des dommages de la bataille

Les vidéos permettent de confirmer que le MiG-29 a effectué au moins trois frappes distinctes, dont au moins deux fois sur le même objectif. Les informations qui remontent de témoignages locaux évoquent jusqu’à quatre frappes, dans un délai d’environ quinze minutes. Le seul armement utilisé est le canon embarqué (GSH-30-1), en calibre 30 mm.

Nous pouvons raisonnablement avancer le chiffre, vérifié de trois passages puisque deux ont été filmés à la suite sur la seconde vidéo. Un autre passage a été filmé dans la première vidéo et les « pattern » de vols semblent à chaque fois diverger, permettant de distinguer trois passages. Il apparaît toutefois que nous ne possédons pas d’images pour le quatrième passage évoqué.

A la suite des vidéos réalisées en face du bâtiment administratif (étudié à la section II.), une séquence montre un individu filmer un véhicule aux vitres latérales abimées, avant de filmer un impact au sol.

L’impact sur le véhicule n’est en soi pas compatible avec une frappe directe du MiG-29 qui n’aurait eu pour seule conséquence que la destruction pleine et entière du véhicule.

Dès lors, il est probable qu’une munition ait frappé le sol, qui semble creusé et dont la couleur témoigne en faveur d’un « retournement » récent, et que des débris aient été projetés contre le véhicule. Par ailleurs, l’aspect intact du reste du véhicule (notamment l’avant), corrobore cette idée.

Peu d’éléments permettent de localiser la prise de vue. On discerne seulement l’environnement rural et la présence d’un petit corps d’eau artificiel : ces retenues servent à l’agriculture et la zone exploitée en regorge. Il est toutefois vraisemblable que ce véhicule se trouvait autour de la ville frontalière de Myawaddy, en Birmanie.

 II. A) Les frappes

La seconde vidéo montre le même aéronef ouvrant le feu sur ce qui semble être une cuvette, vallée fichée entre des collines d’une part et des montagnes d’une autre.

Cet assemblement d’images permet d’observer, du mieux que l’on peut, la zone environnante de l’observateur. Montage réalisé par le camarade chreswenn du Projet Fox.

Pour localiser cette image, il faut d’abord s’intéresser à la topographie des lieux : les montagnes filmées en face de l’observateur semblent constituer le plateau Shan qui longe la frontière thaïlo-birmane.

Une étude de la topographie via Google Earth permet de révéler la présence d’un énorme massif montagneux et de vallées à proximité immédiate du bureau de l’administration précédemment géolocalisé.

Seulement 17km séparent le bâtiment de la vallée en question.
La vallée en question semble en effet présenter une topographie particulièrement correspondante à celle recherchée :

L’image est séparée en deux par le trait jaune qui, superposé à la rivière du Moeï qui passe derrière la première série de colines à gauche, marque la frontière entre les deux pays.

Un recoupement des informations avec les données météorologiques permet d’affiner notre recherche : la position du soleil est inexploitable, par rapport aux ombres projetées, en ce qu’il est à la vertical des objets (les frappes s’étant déroulées autour de 11H50-12H, heure locale). Toutefois, l’on perçoit des fumées qui, se déplaçant, et au regard des données disponibles, permettent de déterminer l’orientation du spectateur.

Une exploitation des données météorologiques disponibles sur internet permet de déterminer que, au moment et à l’endroit des faits, en raison d’un vent venant du sud-est, et les fumées s’orientant en direction du nord-ouest, on parvient à l’image ci-dessous:

Dès lors, on comprend que la vidéo n’était pas tournée d’une colline en direction de l’autre, mais bien dans le prolongement dans la vallée, sur un axe Sud-Nord.

On trouve alors, en adoptant le bon angle de vue, des positions très proches des caractéristiques recherchées. Toutefois, l’identification claire est largement entravée par la végétation sur les vidéos qui ne permettent pas de rendre réellement compte précisément de la topographie pour un recoupement efficace avec l’imagerie satellite.

Ces deux positions, proches, semblent avoisiner la position de l’observateur et l’on peut considérer que c’est dans cette vallée qu’a été filmé l’appareil birman.
Coordonnées : 16°27’36.72”N ; 98°39’39.88”E

III. Tentative d’analyse :

Il semble que cette brève analyse d’image permet de confirmer la version des événements apportée par les autorités : un avion birman a effectué plusieurs boucles, au-dessus du territoire thaïlandais, pour frapper des rebelles situés sur son territoire. Survoler le territoire thaïlandais, et donc attaquer par l’Est, revenait ainsi à s’ouvrir une fenêtre de tir plus favorable, moins encombrée par les massifs birmans.

Toutefois, la zone précise des frappes reste inconnue en ce qu’elle se trouve dans le massif au sud de de Myawaddy. Cette zone, tout du long de la frontière, est en effet sous le contrôle d’une faction Karen armée (Armée Bouddhiste Démocratie Karen – cinquième brigade ou DKBA-5).

L’avion a visiblement effectué plusieurs rotations, au moins trois, éventuellement quatre, au-dessus du territoire thaïlandais pour frapper, à plusieurs reprises, ses cibles en territoire birman. La durée de l’ensemble de ces survols est estimée à environ quinze minutes.

Au regard de l’organisation des forces aériennes birmanes, et puisque c’est un avion issu d’un escadron de MiG-29 qui a frappé, une rapide étude des différentes bases aériennes et de la documentation permet de déterminer trois bases aériennes susceptibles d’avoir lancées les opérations :

• Mingaladon (096° 07′ 59.60″ E, 16° 54′ 26.30″ N) qui est armée par un détachement de MiG-29 depuis environ vingt ans, issu d’un escadron en place sur la base aérienne de Shante.
• Shante (20°55’57.55″N ; 95°54’16.23″E) qui est armée par un escadron de MiG 29.
• Hmawbi (17°07’00.0″N 96°04’00.0″E) qui est armée par un escadron de MiG 29.

Ci-dessous, les images démontrant la présence récente d’appareils MiG-29 sur les trois bases évoquées :

Dans son communiqué de presse, les forces aériennes thaïlandaises avaient affirmées avoir déployé deux F-16 depuis la base de Takhli. Cette base abrite en effet le 403ème escadron de chasseurs, armé par des F- 16AM/BM.

Toutes ces informations permettent d’obtenir un tableau plutôt clair de la situation:

Le MiG-29 se trouvait donc, initialement, soit à 281km soit à 586km de la zone de frappe. Les deux F-16 se trouvaient, quant à eux, à 208km de la zone de frappe.

Pourtant, selon les témoignages, alors même qu’ils ne se trouvaient qu’à quelques minutes de vol de la zone, et que le MiG-29 est resté une quinzaine de minutes sur le secteur, les F-16 n’ont été envoyés que bien après les frappes, certains témoignages n’hésitent pas à affirmer le chiffre de deux heures. Les vidéos étudiées ici semblent confirmer l’absence des F-16 alors même que le MiG-29 est filmé effectuant plusieurs boucles, usant son canon à chaque fois.

Le retard de l’intervention thaïlandaise semble aller dans le sens d’une action consciente de l’Etat-Major qui avait déclaré être convaincu de l’absence d’intentions hostiles, de l’aviation birmane, à son égard. Cette situation, dédoublée des multiples communications visant à « l’apaisement », semble témoigner d’un resserrement des relations entre Birmanie et Thaïlande depuis les différents coups d’états, bien loin de l’époque du conflit frontalier qui opposaient les deux pays.