Russie, pays maître de l’Arctique

Russie, pays maître de l’Arctique

Article mené en partenariat avec @NeuroneIntel

Longtemps considéré comme sans intérêt par les grandes puissances, l’Arctique apparait désormais comme une région source de tensions jamais vues depuis la fin de la Guerre Froide entre la Russie et l’Occident.

La banquise du cercle polaire a perdu plus de 40% de sa superficie sur les 40 dernières années, et les experts estiment que d’ici 2030, toute la glace pourrait disparaitre en été, en cause, le réchauffement climatique. Au-delà du drame environnemental et des conséquences mondiales qu’engendreront une telle catastrophe, pour certains la fonte des glaces ouvre la voie à de nombreuses opportunités qu’il était jusque-là impossible d’exploiter.  

Coup double pour la Russie 

S’il y a bien un pays qui compte tirer profit de ce changement, c’est bien la Russie, et ce pour 2 raisons principales. 

Tout d’abord le pays de Vladimir Poutine s’est positionné depuis une dizaine d’année comme le “gendarme de l’Arctique”, en effet le pays dispose de plus de 22.000 km de littoral arctique, soit 1/3 du littoral total. La Russie tire profit de cette géographie avantageuse en se positionnant comme pionnier dans la navigation sur ces nouvelles routes maritimes qui apparaissent du fait de la fonte des glaces. En 2011 pour la première fois un pétrolier russe, précédé de deux brise-glace, atteint le détroit de Béring après avoir traversé l’océan Arctique d’Ouest en Est. L’intérêt est avant tout économique, en passant par la route du Nord, il faut 12 à 14 jours de moins pour relier l’Europe à l’Asie de l’Est qu’en passant par l’océan Indien et le canal de Suez.  

Mais la Russie, qui a bien compris cet enjeu économique considérable, se place en position de force. En dépit des lois internationales sur la liberté de navigation et la libre circulation des marchandises, le pays impose une taxe de passage aux bateaux étrangers. La Russie cherche en réalité à privatiser ce passage et à être souverain de ces eaux polaires. Même si cela ne concerne que quelques dizaines de navire par an pour l’instant, d’ici 2030 la route du nord pourrait devenir un axe majeur du commerce maritime, la Russie espère multiplier par 4 le volume de marchandise transporté par la route du nord. 

L’autre atout majeur du territoire arctique, c’est sa réserve en ressources énergétique. On estime en effet que 30% du gaz et 13% du pétrole non découvert sur Terre s’y trouve, ce qui représente un trésor en hydrocarbures, qui attise de nombreuses convoitises, notamment des grands groupes pétroliers et gaziers. 
La Russie n’a d’ailleurs pas perdu de temps pour exploiter ces ressources. Depuis le début des années 2000, Vladimir Poutine a fait de l’exploitation du gaz en Arctique une priorité. En particulier dans la Péninsule de Yamal où de grandes réserves de gaz ont été détectées. Illustration de la démesure des infrastructures construites, le projet “Yamal LNG” inauguré en 2017 pour un coût de plus de 27 milliards de dollars par le Président russe en personne. Détenu à 50,1% par la société gazière russe Novatek, le groupe français Total possède également 20% des parts de ce gigantesque projet de station de production de gaz naturel liquéfié, le premier en Arctique (China National Petroleum Corporation et le Fond de la Route de la soie se partagent le reste avec respectivement 20% et 9,9% des parts). En 2019, plus de 18 millions de tonnes de gaz ont été distribué au marché européen et asiatique, grâce notamment à 16 méthaniers construit pour l’occasion, et qui exploitent dès que possible la route maritime du nord pour gagner du temps précieux. 

La station de production de gaz naturel liquéfié Yamal LNG – Photo Notatek

Devant le succès du projet Yamal LNG, Novatek et son consortium international ne s’est pas arrêté en si bon chemin et a annoncé la mise en service pour 2023 de “Arctic LNG 2” un projet cloné sur l’existant, mais qui se veut encore plus ambitieux. Pour un coût de 21 milliards de dollars, une nouvelle station de production de GNL verra le jour sur la péninsule de Gydanz, en face de Yamal LNG (voir carte). Ce site sera en capacité d’extraire plus de 20 millions de tonnes de gaz par an d’ici 2026, soit environ 2 millions de tonnes de plus que son voisin. 10 nouveaux méthaniers et un brise-glace géant à propulsion nucléaire seront construits pour l’occasion. 

En 2019, la Russie a également déployé une centrale nucléaire flottante de petite taille, l’Akademik Lemonosov, composé de deux réacteurs de 35MW tenant sur un navire de 144 mètres de long une première dans le monde. Destinée à approvisionner en électricité les régions reculées et les plateformes d’extractions de l’Extrême-Orient, cette centrale a largement été décriée par certains défenseurs de l’environnement, qui considèrent ce projet à risque. Néanmoins la Russie ne compte pas s’arrêter à cette unique centrale flottante, jugeant l’infrastructure comme un atout pour le développement économique de l’Arctique. C’est d’ailleurs ce qui a poussé une dizaine d’autres pays dans le monde à se montrer intéressés par cette innovation. 

La Russie voit en ses stations de production de gaz un véritable fer de lance pour la conquête des territoires arctiques. Aussi bien en exploitant les ressources naturelles qu’en développant la route maritime du nord. Une conquête et une appropriation des espaces qui fait largement grincer des dents outre-Atlantique. 

Un vent de Guerre-froide 

Carte d’illustration des positions militaires russes et américaines en Arctique / Dan Sullivan – Foreign Policy

Avec les nombreux projets qui y sont actuellement menés et ceux à venir, les grandes puissances ont bien intégré l’importance d’être présent sur cette partie du globe, et chacun avance ses pions. 

Si la Russie jouie d’une certaine avance sur certains points comme nous l’avons vu précédemment, il faut souligner que le pays lorgne sur ce territoire depuis de nombreuses années. Globalement délaissée par la grande puissance rivale, les États-Unis, pendant la période post-guerre froide, la Russie elle n’a jamais cessé de montrer ses désirs d’expansion en Arctique. Symbole le plus fort, une expédition sous-marine en 2007 venant planter le drapeau russe au point exact du pôle Nord, par 4000 mètres de fond. 

Depuis 1996, le conseil de l’Arctique, qui regroupe les 8 pays ayant des intérêts géographiques directs en Arctique (Russie, Finlande, Suède, Norvège, Islande, Danemark, États-Unis et Canada) en plus de plusieurs membres observateurs (France et Chine en autres) voit tous ces acteurs se réunir tous les 2 ans pour échanger sur différents sujets : enjeux environnementaux, question des espaces maritimes, extractions des ressources etc… Bien que les enjeux stratégiques militaires ne sont officiellement pas à l’agenda des réunions, on observe depuis plusieurs éditions de vives tensions sur ces questions. États-Unis et Russie se servent de cette tribune internationale pour régler leurs comptes.  
En 2019 en ouverture du conseil, le secrétaire d’Etat américain Mike Pompeo a d’emblée accusé la Russie d’attitudes “agressive” et “provocante”, notamment sur la question des droits de passages dans les eaux internationales arctiques. Plus récemment en Islande Anthony Blinken a reproché à la Russie “ses revendications maritimes illégales” affirmant que ces dernières “sont incohérentes avec le droit international et c’est quelque chose auquel nous avons répondu et allons continuer à répondre” 

Concrètement ce nouveau terrain d’affrontement entre l’Est et l’Ouest voit émerger une militarisation de l’Arctique encore jamais vue depuis la Guerre Froide. 

En effet depuis 2014, la Russie a ouvert 14 bases militaire au-dessus du cercle polaire. 6 d’entre-elles étant des bases nouvellement construites, les autres sont d’anciennes bases militaires datant de la guerre froide, réhabilitées et modernisées. Ces bases, pour la majorité positionnée sur les côtes, ont un emplacement stratégique pour le contrôle de la route maritime du nord.  

Carte interactive des positions militaires russes en Arctique / Nicole Franiok
– American Security Project

En mai 2021, les autorités russes conviaient fièrement les journalistes européens à la présentation de leur toute nouvelle base “Trèfle Arctique” à Nagourskoïé, installation militaire située la plus au nord dans le monde. Dernière base ouverte en date, elle est notamment calquée sur la base “ Trèfle du Nord”. Couplé à l’aérodrome militaire de “Temp”, au-delà du cercle arctique dans le nord-est de la Sibérie elle permet de contrôler l’archipel des îles de la Nouvelle-Sibérie, une région riche en ressources, et à proximité immédiate de la route maritime du Nord.  

Construite sur les ruines d’une ancienne base de l’URSS située sur l’île de Kotelny, cette base est un véritable village hermétique aux températures glaciales de la région, cette base ultramoderne qui doit servir de modèle pour le développement de futures installations militaire permet d’accueillir 250 soldats en total autarcie pendant une année. 

Photo aérienne de la base Trèfle Arctique / Ministère russe de la Défense

Des observations satellites ont également montré l’avancement de la construction des bases russes, parfois non-loin des États-Unis, ce qui a le don d’agacer Washington qui y voit une menace grandissante. Sur l’île de Wrangel, à 500km de l’Alaska, des installations sont sorties de terre en quelques années, le Center for Strategic & International Studies en a fait un article très complet, images satellites à l’appui.

Image satellite d’une base russe sur l’île de Wrangel, où l’on distingue des installations radars   / Maxar Technologies

Ces bases servent également du support logistique à la Flotte du Nord. Désormais une entité militaro-administrative indépendante depuis le 1er janvier 2021 avec comme navire-Amiral le croiseur nucléaire lance-missiles Pierre le Grand, c’est la plus puissante des 4 flottes navales Russe. Elle est composée de plus de 80 bâtiments, dont la moitié des sous-marins de la marine russe. En juillet dernier, le Président Vladimir Poutine assurait que cette flotte pouvait “détruire n’importe quelle cible” grâce à des armes “invincibles”, faisant notamment référence aux missiles hypersoniques antinavires Zircon capables de voler à mach 7 avec une portée de 500km. La Flotte du Nord devrait également être dotée d’une trentaine de drone nucléaire sous-marin Poséidon, véritable “super arme” selon plusieurs observateurs occidentaux. Ces dernières années la Flotte du Nord s’est également renforcée de plusieurs brise-glaces, notamment pour ouvrir la route aux navires méthaniers et aux navires marchands dans l’arctique. L’importance des moyens donnés à la Flotte du Nord traduisent la préoccupation des russes à montrer leur force dans cette région très stratégique. 

Exercices fictifs mais réelles tensions 

En complément de la construction de nouvelles bases et du renforcement de la Flotte du Nord, la Russie met en œuvre tous ces investissements à travers des exercices de grande ampleur. Véritables démonstrations de force, ils sont menés parfois tout près des côtes américaines comme en 2020 où un exercice mobilisant une cinquantaine de navires et 40 aéronefs était conduit dans la mer de Béring tout près de l’Alaska. 
En 2018, l’exercice “Vostok 2018” en Sibérie et Extrême-Orient avait mobilisé plus de 300.000 hommes, un millier d’aéronefs et 36.000 blindés, ce qui en faisant l’exercice le plus important depuis l’ère soviétique. Bien que quelques dizaines de navires y étaient engagés, cet exercice ne concernait pas exclusivement la zone Arctique, mais d’autres exercices se sont concentrés sur cette région dans le futur. 
En mars 2021, des séries d’exercices sur plusieurs jours ont vu des sous-marins effectuer des manouvres à grande profondeur (plus de 500m) mais également remonter à la surface, brisant la banquise sur plus d’1m50, preuve de l’aisance des sous-marins de la Flotte du Nord à évoluer dans un environnement si hostile. L’exercice “Expédition Oumka 2021” aura également permis de tester de nouvelles torpilles (Fizik 2, Khichnik), ainsi que le drone sous-marin Poséidon et le nouveau missile hypersonique Zircon évoqués plus tôt. Le tout faisant partie des “6 nouvelles armes stratégiques” évoquées par Vladimir Poutine, qui sont dévoilées et testées avant tout, et ce n’est sans doute pas un hasard, en Arctique. 

En face également, l’OTAN ne se prive pas d’étaler toute sa puissance dans la région. En 2018, l’exercice baptisé Trident Juncture a rassemblé quelques 50.000 hommes en Norvège, plus grand exercice de l’OTAN depuis 2002, et même depuis 1980 dans la région scandinave. Lors de cet exercice, la Suède et la Finlande, pays pourtant non-membres de l’OTAN, ont participé aux manœuvres. En cause, leur proximité avec la Russie, et la nécessité pour eux de se positionner avec l’ouest, étant géographiquement coincé entre la Norvège de l’OTAN et la Russie. 

Des officiers de reconnaissance de la Flotte du Nord en plein exercice / Lev Fedoseyev – TASS

Au-delà des exercices de démonstration, la Russie et l’OTAN connaissent parfois des situations plus litigieuses. On ne compte plus le nombre d’incursions de bombardiers russes à la limite des espaces aériens européens en mer du Nord, parfois même jusqu’à la façade Atlantique, nécessitant systématiquement une escorte aérienne militaire. Inversement les avions de patrouille maritime des pays de l’OTAN se font régulièrement intercepter par l’aviation russe notamment au-dessus de la mer de Barents.  
Autre point de crispation, le radar de surveillance Globus 2. Installé à Vardo, petit village norvégien au nord du pays et à proximité immédiate de la frontière russe. Cette boule géante de 10 mètres de haut posée sur les hauteurs du village appartient à l’OTAN, et est régulièrement accusée par la Russie d’être “les oreilles de l’organisation” directement pointées vers le pays. Pour la Russie le radar fait partie intégrante du système anti-missiles balistiques de l’OTAN. Plusieurs fois par le passé des exercices de frappe aérienne ciblaient directement l’installation norvégienne, la dizaine de chasseurs-bombardiers engagés faisant demi-tour juste avant de franchir l’espace aérien norvégien. Nul doute pour les officiels militaires russes que Vardo et son Globus 2 serait une cible prioritaire en cas de déclenchement d’un conflit armé. Bien que de l’avis de tous, une guerre en Arctique ne serait bénéfique pour personne. 

L’Arctique sera donc inévitablement au centre des tensions Russie-Occident dans les décennies à venir. Néanmoins d’autres pays veulent aussi s’imposer sur l’échiquier polaire. En premier lieu la Chine, ayant déjà passé de gros contrats avec la Russie, en particulier sur le gaz (370 Md d’euros sur 30ans). La Chine voit de nombreux avantages à l’exploitation des ressources et à l’ouverture de la route maritime du Nord, de par son gain de rapidité. C’est pourquoi le pays de Xi Jiping est devenu le premier investisseur étranger dans l’Arctique russe, et a obtenu une place d’observateur au Conseil de l’Arctique. On peut citer également l’Inde qui se montre le plus en plus intéressée par les ressources de la région, en témoigne la visite du ministre indien du pétrole et du gaz naturel en Russie début septembre pour évoquer « Vostok », nom d’un nouveau projet d’exploitation pétrolière en Arctique russe.  

Projets en développement, partenariats et investissements étrangers, puissance militaire en augmentation et présidence du conseil de l’Arctique, la Russie est aujourd’hui plus que jamais en position de force dans la région et ne cache plus ses ambitions, et c’est bien sur cette région clé qu’elle mise désormais pour peser sur la scène internationale dans les décennies à venir. 

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