Retour sur les six derniers mois de la guerre civile éthiopienne

Retour sur les six derniers mois de la guerre civile éthiopienne

Depuis novembre 2020, l’Ethiopie est entrée dans une nouvelle guerre civile entre l’armée du gouvernement fédéral éthiopien et les rebelles du Front populaire de libération du Tigré (TPLF). Si cette ethnie du nord du pays ne représente que 6% de la population du pays, elle a dominé la vie politique de l’Éthiopie durant les 30 dernières années, jusqu’à l’accession au pouvoir d’Abiy Ahmed, issue de l’ethnie Oromo.

Aussitôt élu Président, Abiy Ahmed a cherché à conduire une politique d’unification du pays, rompant totalement avec le modèle de « fédéralisme ethnique » précédemment mis en place par les Tigréens. Dès lors, le Front populaire de libération du Tigré refuse son intégration au Parti de la prospérité, impulsé par le Président et regroupant les grandes ethnies du pays. Le TPLF se place alors dans l’opposition.

Le TPLF voit également d’un mauvais œil le rapprochement entre l’Éthiopie et l’Erythrée, pour lequel Abiy Ahmed a obtenu le Prix Nobel de la Paix en 2019.

Lors des élections législatives, devant initialement se tenir le 29 août 2020 avant d’être reportées en raison de la pandémie, le TPLF accuse une nouvelle fois le pouvoir central d’avoir marginalisé la minorité tigréenne. Le parti politique devient alors séparatiste. Le 4 novembre 2020 les premiers combats éclatent. Les bases militaires de l’armée fédérale à Mekele, la capitale du Tigré, et Dansha sont attaquées faisant de nombreux morts. Dès le lendemain l’aviation éthiopienne riposte en bombardant les positions tigréennes à proximité de Mekele, le même jour, l’armée éthiopienne annonce être « en guerre » avec le parti au pouvoir au Tigré.

La guerre est alors lancée, les combats s’étendent et s’amplifient. Dès le 9 novembre, les premiers massacres de civils sont observés, au moins 600 personnes sont tuées à Mai Kadra dans l’ouest du Tigré. Au total des milliers de civils seront massacrés dans les premiers mois du conflit.

Le 28 novembre, après une dizaine de jours d’offensive, l’armée éthiopienne s’empare de Mekele. Le TPLF sera alors forcé à se retirer dans les zones plus rurales de la région, coincé entre l’armée éthiopienne et l’armée érythréenne. Cette dernière sera engagée dans le conflit de manière sporadique.

Juin 2021 : Contre offensive du TPLF

Le 18 juin 2021, après plusieurs mois de préparation, les forces Tigréennes lancent l’opération Alula, visant à reprendre les territoires perdus, dont la capitale du Tigré, Mekele.

Le 23 juin, le TPLF abat un C-130 Hercule de l’armée éthiopienne, transportant des troupes et de l’équipement, près de Gijet dans le sud de la région.

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Débris du C-130 abattu par les forces du TPLF près de Gijet

5 jours plus tard, le 28 juin, le TPLF reprend le contrôle de Mekele presque sans combattre, 7 mois jour pour jour après sa perte. En effet, les soldats éthiopiens ont fuit avant que le TPLF n’entre dans la ville. La ville de Shire est également reprise. Seul l’ouest de la région est alors contrôlé par les forces de la région d’Amhara, alliées au gouvernement. 

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Images de la population locale qui célèbre l'arrivée des forces du TPLF à Mekele et Shire

En juillet, le TPLF parvient à reprendre la majeure partie de l’ouest de la région en repoussant les forces Amhara dans leur propre région. Au cours de leur offensive, les rebelles ont capturé au moins 200 soldats des forces éthiopiennes, en plus d’en avoir tué un nombre indéterminé. Ils se sont également emparés de pièces d’artillerie et de systèmes de défense aérienne abandonnés par l’armée.

Après avoir perdu Mekele, le gouvernement fédéral a déclaré unilatéralement un cessez-le-feu pour le bon déroulement des cultures. Le TPLF annonce ignorer ce couvre-feu, qu’ils qualifient de « méprisant ».

Porté par ses victoires, le Front populaire de libération du Tigré va continuer son offensive au-delà des frontières du Tigré. Durant l’été les forces tigréennes se sont étendues au sud dans les régions d’Afar et d’Amhara, capturant notamment la ville de Weldiya, important carrefour commercial et routier de la région d’Amhara. Depuis, les combats se déroulaient plus à l’est, en direction du lac Tana. Lors de cette progression plusieurs bombardements ont été rapportés. Notamment mi-août où le TPLF aurait bombardé la ville de Debre Tabor, tuant 5 civils et en blessant 2 autres.

 

Dégâts provoqués par le bombardement meurtrier de Debre Tabor

L’avancée des troupes du TPLF vers Weldiya et sa région a permis la capture de nombreux véhicules, armes et soldats de l’armée centrale. On compte notamment des chars Type 89, T-62 et une quinzaine de chars T-72, dont un T-72UA1, les plus avancés dont dispose l’armée éthiopienne.

Photos des captures de soldats et de tanks de l'armée éthiopienne par les forces du TPLF durant le mois d'août 2021

Face à la progression du TPLF hors de ses frontières, le gouvernement éthiopien a demandé à des forces régionales du pays et aux milices locales de se mobiliser. Le 10 août, Abiy Ahmed a appelé tous les jeunes à la mobilisation nationale. Le 11 août, le TPLF s’est allié avec l’OLA, l’Armée de Libération Oromo, branche armée ayant fait scission du Front de libération de l’Oromo (OLF), parti d’opposition ayant renoncé à la lutte armée depuis l’élection en 2018 d’Abiy Ahmed.

De ce fait la guerre civile s’est étendue dans la région d’Oromia, qui encercle notamment la capitale Addis-Abeba. L’OLA a capturé plusieurs villes et districts dans le sud du pays, jusqu’à une portion de l’autoroute A2, axe de communication principal avec le Kenya. 

Conséquence de ces affrontements, de nombreuses pertes humaines des deux côtés, impossible de les compter, mais des milliers de civils sont morts dans des massacres perpétrés par les deux camps, bien que l’armée éthiopienne soit accusé de la grande majorité d’entre eux. Se déroulant principalement au Tigré, les massacres de civils sont commis aussi bien par armes à feu ou armes blanches que par bombardements ou frappe aérienne. Pour le seul mois d’août environ 460 civils auraient été massacrés, dont 210 en Oromia par les forces de l’OLA.

Carte de la situation fin août 2021, les forces tigréennes, en rouge, ont progressé en Afar et en Amhara. (En bleu : forces de l'OLA)

En plus des déplacements de populations (au moins 60000 éthiopiens ont déjà fui au Soudan) le conflit plonge des millions de personnes dans une situation d’aide alimentaire extrême dont 400.000 sont touchées directement par la famine, et de nombreuses autres pourraient suivre. Le gouvernement éthiopien refuse l’acheminement de l’aide humanitaire au Tigré, tout comme il refuse le travail des ONG sur place qu’il qualifie “d’espions”. Les populations locales sont donc vouées à elles-mêmes.

Le TPLD est lui accusé de piller l’aide humanitaire envoyée. Fin août l’Union Africaine a désigné un médiateur nigérian afin de “promouvoir la paix, la sécurité, la stabilité et le dialogue politique”. Le porte-parole du TPLF a alors accusé l’UA de “partialité” car ne voulant pas « reconnaître l’existence d’un problème. »

De son côté la communauté internationale, alors les yeux rivés sur Afghanistan, condamne la situation, se réunit à l’ONU et lance des appels à éviter une famine massive, mais rien de concret ne se dessine pour permettre de régler le conflit militaire au plus vite.

Pendant ce temps les massacres de civils continuent, 125 civils du village de Chenna dans la région d’Amhara ont été massacrés début septembre. Gagnant du terrain dans la région, les forces du TPLF sont pointées du doigt, bien qu’elles réfutent catégoriquement la responsabilité du massacre. 

Octobre 2021 : Tentative d'offensive de l'armée éthiopienne

 
Le 9 octobre, l’armée éthiopienne 
conjointement avec l’armée de la région d’Amhara a lancé une nouvelle offensive majeure pour reprendre le contrôle du Tigré. La stratégie étant dans un premier temps de reconquérir les territoires sur la ligne de front sud et de repousser les rebelles tigréens hors d’Amhara. De nombreuses troupes ont été positionnées dans les villes de Wurgesa et Wegel Tena près de la ligne de front et l’armée éthiopienne a procédé à de nombreuses frappes aériennes et des tirs d’artillerie. Il semblerait que les troupes terrestres ait progressé jusqu’aux environs de Gashena où d’intenses combats ont lieu. Le TPLF aurait malgré tout fait prisonnier des dizaines de soldats de l’armée.

 

Carte de l'offensive de l'armée éthiopienne et de leur progression

Mais rapidement cette offensive s’est avérée être un échec puisque le 30 octobre, le TPLF a réussi une percée sur le front sud pour arriver jusqu’à Dessie, grande ville de la région Amhara et carrefour routier important, donnant accès par autoroute à la capitale Addis-Abeba. Le lendemain, ils capturent la ville de Kombolcha située au sud-est de Dessie. L’OLA, qui est alliée avec le TPLF, combat les forces loyalistes le long de l’autoroute menant à la capitale Addis-Abeba et gagnent du terrain. En conséquence le gouvernement a déclaré l’état d’urgence dans tout le pays et a appelé les citoyens « à utiliser n’importe quelle arme pour bloquer le TPLF » et défendre la capitale, alors que les tigréens n’excluent pas de « marcher » sur cette dernière.

Vidéo de soldats du TPLF célébrant la prise de Dessie. La tour de l’hôtel Haji Mohamed Yasin en arrière plan confirme leur présence dans le centre-ville

Face à la menace qui pèse alors sur Addis-Abeba, de nombreux pays occidentaux comme les États-Unis, la France et le Royaume-Uni ont conseillé leurs ressortissants de se préparer à quitter le pays craignant un scénario similaire à août dernier à Kaboul en Afghanistan. Des vols spéciaux sont même affrétés pour permettre les évacuations. En effet la sécurité se dégrade également pour les travailleurs humanitaires. 72 chauffeurs contractuels travaillant pour le Programme Alimentaire Mondial (PAM) seront retenus à Semera, sur la route du Tigré pendant 9 jours. Plusieurs employés éthiopiens de l’ONU seront également arrêtés au sein même de leur domicile et détenus contre leur gré.

 

Positions du TPLF (en rouge et violet) et de l'OLA (en bleu) contrôlant une partie de l'autoroute menant à la capitale au 22 novembre 2021

Décembre 2021 : Offensive décisive de l'armée éthiopienne

Fin novembre, le Premier Ministre Abiy Ahmed a annoncé hier qu’il allait rejoindre la ligne de front pour diriger ses soldats. Peu de temps avant ce communiqué il annonçait à l’issue d’une réunion « Nous ne pouvons pas continuer ainsi, ce qui signifie qu’il va y avoir du changement ».

Alors que les forces du TPLF avaient capturé Dessie en région Amhara début novembre, approchant jusqu’à moins de 200km de la capitale, ces dernières ont subi de nombreuses pertes au cours du mois de décembre. Les forces gouvernementales ont repris les villages perdus petit à petit, aidée par de nombreuses frappes aériennes. Les drones Bayraktar TB2, acquis suite à un accord qui aurait été convenu lors de la rencontre entre Abiy Ahmed et Erdogan en août dernier, auraient joué un rôle déterminant dans l’avancée de l’armée éthiopienne. Le 23 décembre, les forces du TPLF ont annoncé leur retrait des régions de l’Afar et de l’Amhara dans lesquelles elles avaient progressé ces derniers mois, pillant au passage les ressources et confrontant les populations civiles de ces régions à une grave insécurité alimentaire.

Image satellite confirmant la présence de drones TB-2 sur la base aérienne de Harar Meda.(@Planet-@wammezz)

Les nombreux recrutements de l’armée ont également contribué à renforcer les troupes. Le Président Abiy Ahmed était lui-même venu sur la ligne de front en novembre. La menace d’une intervention érythréenne, au nord du Tigré, aurait également conduit le TPLF à se replier.

Au cours de l’offensive de l’armée éthiopienne, le TPLF a perdu un nombre significatif de véhicules, dont plusieurs tanks T-62 et T-55 précédemment capturés à l’armée éthiopienne, causé essentiellement par des tirs d’artillerie ou des bombardements aériens.

Images des pertes du TPLF dans la région de Dessie

Les forces tigréennes sont désormais de retour dans leur région, le gouvernement annonce “ordonner à l’armée de maintenir ses positions dans les zones libérées sans plus avancer, et pour diverses raisons » Elles n’entreront donc pas dans le Tigré pour continuer les combats.

De son côté le TPLF, via son leader, Debretsion Gebremichael, a adressé une lettre au secrétaire général des Nations unies, proposant pour la première fois un cessez-le-feu et des négociations avec le pouvoir central, tout comme une “no-fly zone” dans l’espace aérien tigréen. Il demande également la levée du blocus humanitaire. Les populations civiles sont les premières victimes de ce conflit, le plus meurtrier de 2021, d’autant que la famine est toujours présente et est utilisée comme « arme de guerre » par le gouvernement. L’ONU estime que près de neuf habitants sur dix ont désormais besoin d’aide alimentaire, d’où l’urgence de la situation, même si les combats ont diminué.

Car encore une fois les principales victimes de ce conflit sont les populations civiles. La famine continue de croître dans le Tigré. 400.000 personnes font désormais directement face à la famine.

Janvier 2022 : Un début d'année marqué par les bombardements

Le Premier Ministre Abiy Ahmed a déclaré le 7 janvier qu’il allait « mettre un terme à cette guerre de manière pacifique en se basant sur les principes d’humilité éthiopienne ». Les drones de l’armée fédérale ont bombardé quelques heures plus tard un des camps de réfugiés de Dedebit situé dans le centre du Tigré. Au moins 59 civils y ont perdu la vie. Une autre frappe aérienne le 10 janvier, dans le sud Du Tigré, près de la ville de Mai Tsebri a tué 17 personnes. Selon l’Onu, au moins 108 civils tigréens ont été tués depuis le 1er janvier.

Ces frappes aériennes sont notamment menées grâce aux drones acquis par le gouvernement fédéral éthiopien. Ils peuvent compter sur le soutien les Émirats arabes unis pour s’en fournir. Parmi ces drones on retrouve donc des TB-2 turcs mais aussi des Mohajer-6 iraniens et des Wing Loong chinois. Ces drones, dont l’usage a été décisif pour repousser les rebelles, sont désormais largement utilisés pour bombarder le Tigré, évitant par la même occasion l’envoi de troupes au sol.

Nulle part ailleurs dans le monde nous assistons à un enfer comme au Tigré a déclaré le 12 janvier le directeur de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS). Depuis le début de la guerre, l’accès à la nourriture, aux médicaments et à tout ce qu’il faut pour survivre est sous blocus total du gouvernement, et malgré la diminution des combats au sol, les déclarations d’Abiy Ahmed et les récentes frappes de drones ne laissent que peu d’espoir de voir le blocus humanitaire être levé.

Une chose est sure, Abiy Ahmed, prix Nobel de la Paix en 2019 voit son image profondément entachée. Malgré cela, bien que sous les critiques d’une grande partie de la scène internationale, il a été investi pour un nouveau mandat le 4 octobre dernier. Il a reçu le soutien de la Chine et de la Russie.

Difficile d’imaginer une sortie de crise dans un avenir proche dans ce conflit qui a déjà fait entre plusieurs milliers et plusieurs dizaines de milliers de morts selon les estimations. Sans compter les victimes civiles, forcées à se déplacer, vivant sous la terreur et souffrant de la famine.