[Analyse SOCMINT] De la source d’une fausse information à sa diffusion

[Analyse SOCMINT] De la source d’une fausse information à sa diffusion

À partir du 22 avril 2022, le Twitter francophone a été témoin de la diffusion d’une étrange rumeur : « Cinquante officiers français », (étant entendu cinquante officiers des services de renseignements extérieurs – DGSE), auraient perdu la vie lors du siège de l’aciérie Azovstal de Marioupol, en Ukraine.

Nous allons tenter ici de suivre le parcours d’une information, de sa source jusqu’à sa propagation sur les réseaux sociaux. Nous aborderons les mécanismes de diffusion, et ceux qui s’en servent.

Les états-majors européens, habitués à des conflits éloignés, sont confrontés à un retour des engagements armés sur le Vieux Continent mais aussi à son apparition sur le cyber-espace. L’information fiable et de qualité devient aujourd’hui chose précieuse, et l’ « opinion publique » d’un pays est source de convoitises. Dans cet esprit, une loi pour combattre les « infox » (fake news) a été adoptée le 20 novembre 2018. Nos institutions veulent ainsi se protéger de ces nouvelles formes de guerre informationnelle qui touchent les puissances occidentales, au premier rang desquelles on trouve la France.

Origine de l'information

Cette rumeur a surgi dans un contexte doublement troublé : dans un contexte international marqué par le durcissement du siège de l’aciérie Azovstal et dans un contexte national d’élections présidentielles françaises des 10 et 24 avril 2022, cette rumeur étant apparue à deux jours du second tour des élections.

Ainsi, la rumeur, relayée sur Twitter, voudrait que ces cinquante officiers spéciaux auraient été « abandonnés », sur place par le président Emmanuel Macron, ce dernier qui aurait donné l’ordre aux officiers de « mourir s’il le faut » afin de masquer un quelconque scandale à la veille des élections.

La temporalité de ces informations et la diffusion de ces dernières dans un temps extrêmement sensible au regard de la campagne électorale française en fait une attaque informationnelle sérieuse.

La vérification des sources de cette information nous a permis de remonter à des comptes Twitter turcophones, publiant subitement les mêmes messages dans un français sans fautes.

Ces comptes affichent clairement leur appartenance au parti nationaliste turc « Vatan » qui semble donc être à l’origine de la rumeur, par la voie de son organe de presse officiel, le journal « Aydınlık ».

En effet, l’image de la coupure de presse qui accompagne systématiquement les messages évoqués ci-dessus, provient toujours du même journal qui, en date des 21 et 22 avril, avait publié deux articles titrés « Macron a laissé mourir plus de 50 officiers français ».

À gauche, le premier article, publié le soir du 21 avril, fait écho de l’annonce de cette information par le président du parti Vatan, Doğu Perinçek.

À droite, dans le second article, publié le matin du 22 avril, Özgür Bursalı, secrétaire général du parti Vatan, se fait l’écho de Perinçek dans le cadre d’une déclaration officielle, donnée au siège du parti, mais ajoute que ces informations ont été transmises au parti Vatan par l’État russe.

⬇️

Traduction de l’extrait de l’article en français

Nous avons supposé que l’État russe, par le biais du parti turc Vatan, était la source originale de cette rumeur.

Pour vérifier cette hypothèse, des techniques de « scraping » consistant à l’extraction massive de données via un outil open source, en l’occurrence Twint, ont été mises en place pour collecter tous les messages, publiés sur Twitter, postés avant le 23 avril au soir et liés à la question de ces hypothétiques « 50 officiers français ». Cette collecte de messages français, anglais et turcs, constitue les données sur lesquelles se basera notre analyse.

Cette technique nous permet de retrouver le message initial à l’origine de la rumeur, celui qui a été publié en premier le 21 avril 2022 au soir, par un cadre du parti Vatan :

L’individu semble faire référence à une émission de télévision, « Son Dakika! » (« dernière minute! » en turc), tout en citant les propos de Doğu Perinçek, le président du parti Vatan, visiblement intervenant dans celle-ci.

On retrouve alors, en effet, l’existence d’une telle émission de télévision turque qui, en date du 21 avril, a accueilli Doğu Perinçek. C’est à ce moment précis que, la rumeur selon laquelle « 50 officiers français » sont piégés à Marioupol, émerge.

L’intégralité de l’émission dure 3h30 environ, republiée sur le compte Youtube de la chaîne produisant l’émission, Ulusal Kanal, possédée par Yalçın Büyükdağlı, ancien président du conseil d’administration du Parti des travailleurs turcs, qui sera plus tard renommé en parti « Vatan ».

Notons qu’il existe un tweet plus ancien que celui de Fırat Arkalı, le cadre du parti Vatan, daté du 13 avril 2022.

Nous ne savons pas si cet utilisateur a lu ou entendu la rumeur d’une manière ou d’une autre, car le tweet qu’il cite n’y fait pas référence et qu’il n’a ni relayé la rumeur ni réagi à cette dernière.

Dès lors, rien ne permet de remonter au-delà de Perinçek, du parti « Vatan » et de la liaison avec l’État russe, ce qui doit, toutefois, inciter à la plus grande vigilance : À de multiples reprises ce parti nationaliste s’est montré véhément à l’égard du président Emmanuel Macron et tout à fait favorable à l’ancienne candidate Marine Le Pen et, cette rumeur propagée juste avant le second tour, semble être une tentative d’influencer le jeu électoral.

Diffusion de l'information

Afin de retracer la diffusion de la rumeur sur Twitter, nous avons dû traiter les données obtenues par scrapping.

Plus de 280 tweets ont été détectés par Twint à partir des mots clés « 50 officiers français » à compter du 1er février 2022. Les tweets sont en français, en anglais et en turc.

Nous avons généré un graphique à partir des urls partagées, des tweets cités et des mentions communes entre les différents utilisateurs. Après avoir traité les données et appliqué les algorithmes de détection de communauté, voici le résultat :

Nous détectons 8 communautés différentes. La rumeur a été partagée et diffusée par tous ces comptes Twitter.

Ces comptes ont partagé le tweet de @TvlCampagnol.

Ces comptes ont partagé le tweet de @Danielkalombo.

Ces comptes ont partagé l’article de @rusreinfo.

Ces comptes ont partagé le tweet de @Dogu_Perincek.

Ces comptes ont partagé le tweet de @LeBalou90.

Les 3 autres groupes ont tous partagé des articles différents de Aydinlik :

Ces comptes ont partagé cet article.

Ces comptes ont partagé cet article.

Ces comptes ont partagé cet article.

.

Nous avons détecté les principaux vecteurs de diffusion de la rumeur grâce à ce graphique. 6 comptes semblent en être à l’origine : 

    • TvlCampagnol
    • Danielkalombo
    • rusreinfo
    • Dogu Perincek
    • LeBalou90
    • Le journal turc Aydinlik

Dans l’article de Rusreinfo, un site clairement orienté pro-russe, nous remarquons que la vidéo de Dogu Perincek est partagée et qu’un canal Telegram est spécifié comme source de l’information.

Sur le canal Telegram, on remarque que c’est le tweet de @Danielkalombo qui est partagé.

À propos de Danielkalombo, tout comme TvlCampagnol, il a partagé la vidéo de Dogu Perincek. Danielkalombo avait également participé à la diffusion d’une « rumeur » entre le 31/03/2022 et le 01/04/2022 selon laquelle plusieurs agents français de la DGSE, ainsi que des américains auraient été capturés lors d’un crash d’hélicoptère. Outre le fait que cette information n’a jamais été vérifiée, elle a été diffusée à une période très proche des élections présidentielles françaises.

En ce qui concerne LeBalou90, il a réalisé un thread sur la rumeur en utilisant comme source un article du journal turc Aydinlik.

On peut en déduire que Dogu Perincek, avec son parti « Vatan », est derrière la rumeur. Son apparition dans l’émission Ulusal Kanal a été partagée par les comptes Twitter TvlCampagnol et Danielkalombo. Le tweet de ce dernier a ensuite été utilisé comme source pour l’article du site pro-russe Rusreinfo. Le journal Aydinlik, organe de presse officiel du parti Vatan de Perincek, a également participé massivement à la propagation de cette rumeur avec au moins 3 articles sur ce sujet qui ont également été utilisés comme source par certains comptes comme LeBalou90. Il ne faut pas oublier que, selon Aydinlik, l’information leur a été donnée par l’État russe, il est donc probable, mais non vérifiable, que la rumeur provienne de Russie.

Afin d’approfondir notre enquête, nous avons voulu vérifier l’authenticité de la majorité des comptes qui ont participé à la diffusion de cette information, pour nous assurer qu’il ne s’agissait pas de bots.

Selon Botometer, les comptes qui ont partagé la rumeur ne semblent pas avoir des automatismes s’apparentant à des bots.

La France et la Guerre Informationnelle

Dans cette guerre de communication en perpétuelle expansion, un nouveau service étatique a été créé le 13 juillet 2021. Il se nomme Viginum, directement rattaché au Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN). Il répond à un défi majeur : préserver le débat public des manipulations de l’information provenant de l’étranger sur les plateformes numériques. Ce service, sous l’autorité du Premier Ministre, tout comme l’ANSSI, est d’un genre nouveau.

Viginum est le service technique et opérationnel de l’État chargé de la vigilance et de la protection contre les ingérences numériques étrangères. Il comble un vide opérationnel dans la détection et la remontée de signaux faibles. Ce service de l’État ne possède pas de site internet actuellement. Si l’on se réfère aux sites communiqués par Viginum :
Deux tiers de leurs agents sont contractuels. Il y aura 65 agents qui travailleront dans cette structure d’ici fin 2022. Le chiffre qui nous intéresse le plus, ce sont les 20 opérations de vigilance anticipé par an. À ce jour, il y a donc déjà, une vingtaine d’opérations de contre-influence qui ont été « déjouée » selon les chiffres communiqués.

Merci à Casus Belli de nous avoir communiqué l’information de cette rumeur.
Merci à Daftrock et Auteur AB. pour leur contribution et leur aide.

Investigation par :  Alb310, Auteur AB et Casus Belli
Rédaction par : Alb310, Auteur AB et Daftrock