Bataille de narratifs sur « L’île aux secrets »

Bataille de narratifs sur « L’île aux secrets »

Il y a des endroits qui semblent en marge de la « grande marche du monde », des lieux qui semblent n’avoir d’intérêt politique ou économique pour personne. Des secrets énormes s’y cachent pourtant. Quand l’un d’eux est finalement exposé, la révélation elle-même soulève bien souvent autant de questions que le secret ne le fait déjà.

C’est le cas de l’archipel d’Agaléga, deux îlots d’une superficie totale de 25 km2, posés sur une dorsale océanique au sud des Seychelles, et appartenant à la République de Maurice. Sur l’îlot nord, la mangrove succède aux cocoteraies et aux deux principaux villages, « La Fourche » et « Les 25 ». La majorité des 300 agaléens y vivent, sous l’autorité relâchée du Resident Manager de la Outer Island Development Company. Sous tous ces aspects, Agaléga est un territoire mineur, d’une puissance mineure. Pourtant, le 3 août 2021, Al Jazeera (AJ), média qatari, publia sur son site internet, le plus visité du monde arabe, un dossier de plus d’une dizaine de pages[1], relié à une vidéo de 16 minutes intitulée sobrement « The Island of Secrets » (« L’île aux secrets »).  Différents groupes aux intérêts divergents et souvent flous s’engagèrent alors dans une petite guerre informationnelle au sujet d’une base militaire indienne qui aurait été construite, dans le plus grand secret, sur l’Îlot nord d’Agaléga.

Un an après, alors que le scandale se mue peu à peu en crise, cet article entend ouvrir la réflexion sur les acteurs qui ont contribué à fabriquer et renforcer le narratif dominant actuel, la façon dont leurs intérêts se rejoignent, et l’intérêt que l’affaire prend dans la lecture des dynamiques à l’œuvre dans l’océan Indien. Enfin, il s’agit de remettre en cause l’importance de la guerre informationnelle dans les luttes de puissance « sous le seuil », et d’émettre des éléments de réponse sur sa relative inefficacité dans les régions périphériques.

[1] AL JAZEERA « Agaléga, a secret base, and India’s claim to power » [en ligne] mis en ligne le 03/08/2021 [consulté 20/11/2022]

Août 2021 : L’enquête

Le dossier publié le 3 août 2021 et sa version vidéo sont impressionnants. Ils détaillent, à grand renfort d’images satellites, de documents officiels, d’articles d’accords internationaux et d’informations exclusives, une chronologie édifiante et digne d’un roman. En février 2020, un navire, le Glocem, portant pavillon panaméen mais appartenant à la société Afcons Infrastructure basée à Mumbai, séjourne deux semaines dans le port de Visakhapatnam, dans l’Andhra Pradesh. La ville, révèlent les journalistes qataris, héberge aussi le quartier général du commandement naval indien de l’Est (Indian Eastern Naval Command). Il parcourt ensuite les 4 274 km qui le séparent d’Agaléga, y décharge sa cargaison non identifiée puis repart. Dans les mois qui suivent, sept autres navires (le Panthera, l’Archagelos Michel, l’Asali, le Pangeo, le Norderney, l’Alam Sayang, et le Mana) appartenant à Afcons infrastructure, imitent le Glocem[2].

Le média qatari joint la démonstration à l’affirmation : la vidéo montre un globe terrestre retraçant les trajets des navires en surbrillance, et le dossier écrit comporte des images satellites de l’archipel où le lecteur peut passer le curseur pour constater de lui-même les changements drastiques que l’îlot nord d’Agaléga subit pendant l’année 2020. Là où un débarcadère minuscule agrémentait le bureau des Garde-côtes Mauriciens («National Coast Guards) au nord de La Fourche, une jetée énorme et moderne, qui atteint les eaux profondes, semble être sortie du sable. A une épaisse cocoteraie succède une large zone qu’Al Jazeera se contente de montrer sans nommer, y compris dans la vidéo[3]. Au sud de la nouvelle jetée, où on peut voir une grue et des pontons « en zig-zag » permettant selon eux d’augmenter la capacité d’accueil de la jetée, se dresse déjà ce qu’ils appellent un port en L (L-shaped jetty) sans, encore une fois, faire plus de conjectures.

En haut de l’image, la jetée flambant neuve révélée par AJ, et à l’est la zone non commentée. Au Sud, la « jetée en L » (Google © 2020 - -10.34357962737762, 56.58834167170336)

Le travail d’investigation continue : les journalistes de Doha fouillent dans les archives et trouvent un protocole d’entente (Memorandum of Understanding) de 2015 (six ans avant la publication de l’enquête), conclu entre Port-Louis et New Delhi. Un article discret y mentionne un « projet d’aménagement conjoint d’infrastructures » sur Agaléga-Nord. Un an plus tard, les crédits alloués auxdits aménagements font une apparition toute aussi discrète dans le budget indien de la défense[4], et en 2018, le Premier ministre mauricien Pravind Jugnauth annonce le début des travaux avant de se rétracter et d’invoquer un malentendu. Le média qatari consacre un long paragraphe (agrémenté de caricatures montrant l’Inde en charmeur de serpent faisant danser un crotale à la tête d’avion de chasse sur Agaléga) au tabou qui pèse, dans la région, sur la construction de bases militaires par des puissances étrangères. Le traumatisme est né dans l’archipel des Chagos, sur l’atoll de Diego Garcia, loué par les Britanniques à Washington pour y construire leur principale base de la zone, et de son peuple expulsé et militant, encore à l’heure actuelle, pour le droit de rentrer chez lui.

Caricature d’Al Jazeera insérée dans le dossier.

Selon AJ, le projet n’est alors qu’ajourné, et se met en place à partir de 2020, de manière beaucoup plus discrète.

L’article et la vidéo montrent ensuite qu’à la fin 2020 un nouvel aérodrome, long de 3 km, couvrant quasiment toute la longueur de l’îlot, fait pâlir la petite piste historique et ses 200 m. Tous les gros porteurs, y compris les A380, peuvent s’y poser, mais AJ insiste sur les Boeing P-8I Poseidon de la marine indienne[5]. A côté de l’aérodrome, le dossier pointe du doigt un « parking » pouvant, selon lui, accueillir à terme « des dizaines de véhicules »[6].

(Google © 2020 Maxar -10.37495238, 56.60744092)

À ce moment-là, et sans présenter d’autres images que de nouvelles caricatures[7], AJ parle d’un véritable complexe militaire construit en secret par Afcons à La Fourche, avec « des baraquements, des bureaux, des installations sportives dédiées à l’entrainement militaire ». Plusieurs invités, comme les experts en géopolitique Aaditya Dave et Samuel Bashfield, issus de pays différents (le Royaume-Uni et l’Australie) et portant un regard analytique sur la quantité impressionnante de données recueillies par AJ, accréditent la thèse d’une base militaire pour la marine indienne. Ils insistent en effet sur l’alignement d’Agaléga à la sortie du canal du Mozambique, entre la station radar française civile de Tromelin et la base navale américano-britannique de Diego Garcia (les deux installations étant présentées comme d’ampleur égale), dans ce qu’AJ présente comme une « politique continue et cohérente pour l’établissement d’une présence indienne sur l’ensemble de l’océan Indien » en citant la construction de « stations radars et de bases navales au Sri Lanka, aux Seychelles, au Bangladesh et aux Maldives ». L’article se conclut sur une section intitulée « Denials » (« dénis ») qui liste les acteurs du projet et leur refus de répondre aux questions d’Al Jazeera.

[2] AL JAZEERA « Agaléga, a secret base, and India’s claim to power » [en ligne] mis en ligne le 03/08/2021 [consulté 20/11/2022]
[3] AL JAZEERA ENGLISH « The Island of Secrets | Al Jazeera Investigations” mise en ligne le 03/08/2021 [consultée 25/11/2022]
[4] AL JAZEERA « Agaléga, a secret base, and India’s claim to power » [en ligne] mis en ligne le 03/08/2021 [consulté 20/11/2022]
[5] KAUSHIK, Krishn « Explained : P8I, the Indian Navy’s frontline multi-mission aircraft » The Indian Express [en ligne] mis à jour le 25/02/2022 [consulté le 25/11/2022]
[6] AL JAZEERA « Agaléga, a secret base, and India’s claim to power » [en ligne] mis en ligne le 03/08/2021 [consulté 20/11/2022]
[7] AL JAZEERA « Agaléga, a secret base, and India’s claim to power » [en ligne] mis en ligne le 03/08/2021 [consulté 20/11/2022]

Les médias acteurs de la crise

Le média principal, qui a créé la première version du narratif dominant sur Agaléga, est donc Al Jazeera (AJ). Propriété de l’émir du Qatar, actionnaire majoritaire depuis sa fondation en 1996, AJ a d’abord diffusé de l’information sur une ligne libérale et « moderniste » sur les actualités du Proche-Orient, ce qui lui avait valu une réputation de média libre et avant-gardiste, avant de suivre les réorientations de la politique étrangère de son Etat-propriétaire et diviser ses lignes d’action. Se faisant, dans ses succursales occidentales (comme « AJ+ Français »), le porte-étendard des discours progressistes[8] tout en soutenant fermement, dans ses branches arabophones et sa branche des Balkans, les visions ultra-conservatrices et fondamentalistes que le régime de Doha partage avec les Frères Musulmans[9] [10], AJ est un organe de propagande très efficace dont la ligne éditoriale est fermement contrôlée par l’émir Al Thani et son clan.

Dans les mois qui suivent la publication de « L’île aux secrets », les principaux médias indiens, qu’ils soient pro-gouvernementaux (comme le très nationaliste Hindustan Times) ou non (comme le média internet Nutshell, qui tient une ligne plutôt didactico-sensationnaliste), reprennent l’enquête d’AJ dans son entièreté, voire en en gonflant les aspects les plus croustillants. Ainsi, Nutshell traitera mot pour mot de la même manière la future « L-shaped jetty», le « parking de l’aérodrome », les baraquements et installations militaires en parlant en plus de « piste de tirs » et « d’espace dédié aux cérémonies militaires ». Il est ici essentiel de revenir sur un point sémantique que nous remobiliserons plus tard : si, en français, une « jetée » désigne simplement une avancée construite sur la mer et sur laquelle on peut circuler, en anglais (la langue des médias indiens, mauriciens et d’AJ), il existe une distinction claire entre pier et jetty, sur la base du caractère ouvert ou fermé de la structure, et sa capacité à protéger ou non la côte. Qualifier la structure de jetty revient donc à dire que l’Inde construit un port artificiel sur l’îlot, une entreprise très lourde (de sens).

La nouvelle se répand assez vite dans l’espace public indien, reprise par les tenants du nationalisme hindou comme une preuve bienvenue de l’augmentation de la puissance indienne, et par les opposants au pouvoir et les antimilitaristes comme un projet odieusement gardé secret. Le gouvernement Modi ne se prononce pas officiellement.

À Maurice, et dans les médias réunionnais comme Réunion La Première, on reprend le narratif d’Al Jazeera en l’amplifiant[11] : P. Jugnauth, ayant présupposé l’adhésion de la population et privilégiant la supériorité du sentiment pro-indien à Maurice (île à majorité hindoue) au traumatisme des Chagossiens, aurait, à la lumière de la réaction en 2018, préféré passer à une stratégie de dissimulation active du projet. Assez vite, les journalistes réunionnais cherchent un équilibre et diffusent aussi la version du gouvernement, celle de simples aménagements visant à améliorer la vie des agaléens. Ceux-ci réclamaient en effet de longue date de meilleures installations médicales et des infrastructures de transport vers l’île-mère[12] [13], certes sur investissements indiens, ce qui ne ferait que s’inscrire dans la continuité de la politique d’investissement que New Delhi mène dans les infrastructures mauriciennes, notamment dans la construction du métro[14]. Les médias mauriciens se mettent à relayer les faits divers les plus mineurs d’Agaléga, notamment quand ces derniers impliquent les travailleurs indiens présents sur place. Ce fut le cas en mai 2022, lorsque de « graves incidents » (une bagarre d’ivrognes) dans le camp des travailleurs en ont envoyé plusieurs à l’hôpital sur l’île-mère[15].

[8] MATHOUX, Hadrien « “AJ+ Français“ : Quand la propagande du Qatar se cache derrière un féminisme progressif et LGBT » Marianne [en ligne] mis en ligne le 25/04/2018 [consulté le 26/11/2022]
[9] KEPEL, Gilles « Macron à Dubaï, Doha et Djedda : Géopolitique d’un itinéraire » Le Grand Continent [en ligne] mis en ligne le 10/12/2021 [consulté le 26/11/2022]
[10] ELHADY, Emad « The Western Media Misguided Narrative about Al Jazeera » The Washington Institute [en ligne] mis en ligne le 22/03/2018 [consulté le 26/11/2022]
[11] KARGHOO, Christophe « Base militaire à Agaléga : entre doute, crainte et frayeur » 5 plus Dimanche [en ligne] [consulté le 27/11/2022]
[12] FLOCH, Fabrice « Maurice : l’Inde ne souhaite pas transformer Agaléga en base militaire » Réunion La 1ere [en ligne] mis en ligne le 19/05/2021 [consulté le 27/11/2022]
[13] FLOCH, Fabrice « Maurice : Agaléga ne servira pas de base militaire à l’Inde selon le gouvernement » Réunion la 1ere [en ligne] mis en ligne le 19/09/2022 [consulté le 27/11/2022]
[14] BEAU, Nicolas « L’Inde pilote le développement économique de L’île Maurice » MONDAFRIQUE [en ligne] mis en ligne le 14/10/2022 [consulté le 27/11/2022]
[15] ANONYME « Agaléga : graves incidents entre des travailleurs indiens » Le Mauricien [en ligne] mis en ligne le 17/05/2022 [consulté le 27/11/2022]

Quelles collusions d’intérêts pour la création et le renforcement du narratif anti-indien ?

Ainsi, le narratif d’Al Jazeera se retrouve directement en position dominante. Le gouvernement indien reste en effet muet et ne participe pas à la fabrication d’un contre-narratif. Le gouvernement Jugnauth se retrouve donc seul et sa version est mal relayée par un champ médiatique local qui ne lui est pas acquis (à l’exception de l’organe médiatique d’état, la MBC, et du récent média Mazavaroo[16]), les médias réunionnais n’étant que très peu lus à Maurice et ne diffusant ses déclarations que dans un souci d’égalité de l’information. La totalité des médias traitant de l’affaire ne dispose d’aucun envoyé sur place et n’a que très peu de matière sur Agaléga. Ces médias reprennent mot pour mot les déclarations de « L’île aux secrets », notamment l’erreur flagrante qui est de parler d’Agaléga comme d’une seule île, ou de qualifier directement la structure en chantier de « L-shaped jetty » sans que les images satellites ne puissent en elles-mêmes le confirmer.

Si les intérêts de l’opposition mauricienne à dénoncer le groupe au pouvoir sont clairs, pourquoi AJ, donc l’Etat qatari, investirait-il autant dans une enquête visant une région périphérique sur un scandale impliquant l’Inde et une puissance africaine mineure ? Si le canal du Mozambique est un passage vital pour une grande partie du commerce mondial[17], le Qatar est avant tout dépendant du canal de Suez et n’a a priori aucun intérêt à perturber l’établissement d’un contrôle indien dans la zone. Néanmoins, le Qatar s’est rapproché du Pakistan[18] depuis la crise du golfe en 2017[19], et est entré, dans la foulée, dans une crise diplomatique longue avec le gouvernement Modi[20] sur les politiques islamophobes des nationalistes hindous. Doha et Islamabad ne peuvent donc que s’inquiéter de la formation d’un « bloc hindou » issu de la coopération militaire bien réelle de New Delhi avec le Bangladesh, les Maldives, les Seychelles et le Sri Lanka.. Pour le Qatar, révéler par des preuves implacables la situation d’Agaléga-Nord permettait, au moins, de mettre un coup d’arrêt au projet et d’empêcher l’Inde de planter un nouveau drapeau dans l’océan Indien, au plus, de remettre en question la relation privilégiée entretenue par les occupants du Fort Rouge avec ceux de Clarisse House.

[16] Entretien d’une journaliste mauricienne avec l’auteur, décembre 2022.
[17] VALLÉE, Olivier « Le canal du Mozambique : un espace géocritique » Le Grand Continent [en ligne] mis en ligne le 15/04/2021 [consulté le 29/11/2022]
[18] MÜLLER, Quentin « Qatar. Comment l’Indie et le Pakistan profitent de la crise » OrientXXI [en ligne] publié le 01/03/2018 [consulté le 29/11/2022]
[19] BARTHE, Benjamin « Crise entre Qatar et Arabie Saoudite : Riyad ne veut pas laisser ses vassaux s’émanciper » Le Monde [en ligne] mis en ligne le 03/07/2017 [consulté le 29/11/2022]
[20] FARCIS, Sebastien « Crise diplomatique entre l’Inde et le Moyen-Orient » RFI [en ligne] mis en ligne le 06/06/2022 [consulté le 29/11/2022]

Le champ politique Mauricien dans la bataille informationnelle

À Port-Louis, Xavier-Luc Duval, chef de l’opposition et d’un camp que l’on peut qualifier de « souverainiste » [21]multiplie les prises de parole à l’Assemblée, relayées par le journal très critique Le Mauricien. Ce journal va au-delà du narratif d’Al Jazeera en parlant d’un « climat étouffant de terreur dans l’archipel d’Agaléga » après la convocation par la police de 40 agaléens ayant participé à une manifestation symbolique contre la « militarisation » de l’îlot nord[22]. Le Mauricien relie la situation à « l’affaire des techniciens » qui avait secoué l’île quelques mois plus tôt[23], lorsque la presse d’opposition avait révélé que le gouvernement Jugnauth avait facilité l’écoute par des services de renseignement indiens des communications chinoises sur les réseaux de câbles internet qui couvrent la zone des Mascareignes. Le gouvernement agaléen est présenté comme vendu à l’Inde, prêt à abandonner des pans entiers de son territoire (et sa population) à une puissance étrangère. Face au contre-narratif « de l’aménagement », des députés de tous les bords de l’opposition réclament à répétition la venue d’une commission parlementaire d’inspection sur Agaléga-Nord, auquel le gouvernement oppose un refus systématique[24]. Tout comme la Russie avait façonné et diffusé avec succès le narratif du « pro-Bachar ou pro-terroriste » au moment de la guerre civile syrienne[25], l’opposition mauricienne façonne et diffuse, par voie médiatique et politique, le narratif du « anti-Inde ou traître à la nation », que le gouvernement est toujours aussi impuissant à contrer.

[21] Entretien d’une journaliste mauricienne avec l’auteur, décembre 2022
[22] ANONYME « Démocratie et développement : climat étouffant de terreur dans l’archipel d’Agaléga » Le Mauricien [en ligne] mis en ligne le 23/05/2021 [consulté le 04/12/2022]
[23] FLOCH, Fabrice “Maurice : l’affaire soupçonnée d’espionnage d’Internet fait vaciller l’exécutif” Réunion la 1ere [en ligne] mis en ligne le 25/07/2022 [consulté le 04/12/2022]
[24] OODUNT, Sunil « Visite des députés du N.3 à Agaléga : pourquoi le refus obstiné ? » L’Express [en ligne] mis en ligne le 07/04/2022 [consulté le 04/12/2022]
[25] MINIC, Dimitri « La guerre informationnelle psychologique dans la pensée militaire russe et ses applications en Ukraine et en Syrie », Annuaire français de relations internationales. 2021. Éditions Panthéon-Assas, 2021, pp. 523-533.

Divergence des contre-narratifs

Le narratif que défendent les Mauriciens pro-Inde dans les débats qui se lancent alors sur internet est celui d’une Inde forte et amicale, bienvenue sur Agaléga pour protéger le peuple mauricien comme elle l’aurait toujours fait, une version qui n’a rien à voir avec la négation en bloc du pouvoir. La divergence dans les contre-narratifs montre que le gouvernement Jugnauth est dépassé par le scandale : il ne parvient pas à  contrôler la production et la diffusion d’un contre-narratif homogène. Le Premier ministre se contente d’accuser Al Jazeera d’être de mauvaise foi, déclarant fin 2021, à l’occasion de l’inauguration d’un pont routier, dans une tirade informelle prononcée en créole : « Ils nous posent des questions et ne publient pas les réponses »[26]. Il nie en bloc quand l’opposition l’invective dans les séances de question à l’Assemblée[27], et n’aborde Agaléga que lorsqu’on l’interpelle sur le sujet, ce qui entérine sa posture passive et son indifférence presque assumée pour la lutte de narratifs qui se joue et qu’il est en train de perdre.

On peut faire l’hypothèse que le contre-narratif pro-Inde serait diffusé sur internet par des trolls du parti nationaliste hindou, très actifs et dont l’utilisation par le gouvernement Modi est connue[28]. En effet, face à la mollesse d’un gouvernement mauricien dépassé, New Delhi, qui a tout compris de l’importance de la guerre informationnelle, a tout intérêt à agir pour ne pas laisser échouer un projet très coûteux sur lequel elle a déjà engagé près de 400 travailleurs et au moins 8,8 milliards de roupie (environ 100 millions d’euros)[29].

[26] CASIMIR, Stewelderson « base militaire à Agaléga : “Al Jazeera est de mauvaise foi“ dit le PM » L’Express [en ligne] mis en ligne
[27] FLOCH, Fabrice « Maurice : l’Inde ne souhaite pas transformer Agaléga en base militaire » Réunion La 1ere [en ligne] mis en ligne le 19/05/2021 [consulté le 27/11/2022]
[28] BOUISSOU, Julien « Narendra Modi, nationaliste hindou et maître des trolls » Le Monde [en ligne] mis en ligne le 20/08/2017 [consulté le 04/12/2022]
[29] WALTER, Karen « Agaléga : pas de base militaire, monsieur le PM » L’Express [en ligne] mis en ligne le 20/09/2022 [consulté le 04/12/2022]

Le Lowy Institute, l'invité surprise

Dans « L’île aux secrets », de longues lignes sont consacrées aux propos d’un invité, Samuel Bashfield, présenté comme « professeur en relations internationales à la National University de Canberra». Il légitime abondamment le narratif qu’Al Jazeera tisse tout au long du dossier[30] en évoquant la position stratégique de l’archipel et les moyens engagés par la marine indienne pour participer au contrôle du trafic par le Canal de Mozambique, vital pour son économie. l’établissement par New Dehli d’une base navale indienne sur Agaléga-nord serait parfaitement cohérent avec sa « politique de non-alignement et d’indépendance vis-à-vis des pays occidentaux en matière de sécurité maritime »[31].

Il est intéressant de noter que Samuel Bashfield, doctorant (et non professeur) au National Security College de la très prestigieuse Université Nationale australienne de Canberra, et spécialiste des dynamiques de sécurité dans l’océan Indien, est membre du Lowy Institute, un think-tank australien spécialisé dans les affaires stratégiques, conseiller régulier de la Parliament House et dont les rapports orientent fortement la politique internationale australienne[32] ; pour le Lowy Institute (tout comme pour le Qatar), la formation d’un « bloc hindou », qui ferait concurrence aux puissances occidentales très présentes dans l’océan Indien, ne servirait pas les intérêts stratégiques de l’Australie, contrairement à la vente de l’uranium australien au pouvoir indien, que l’Institut défend ardemment[33].


Sans explicitement représenter le Lowy Institute (et donc le pouvoir australien), S. Bashfield joue le rôle de « l’œil extérieur », venant ajouter du poids au récit non en commentant les données recueillies par les journalistes qataris mais en apportant son expertise sur la géographie de la zone et le contexte politique de l’Inde. Il établit ainsi un rapport de légitimation mutuelle entre le narratif entretenu par le Lowy Institute au sein du champ politique australien et celui qu’AJ crée dans « L’île aux secrets »

[30] Al Jazeera « Agaléga, a secret base, and India’s claim to power » [en ligne] mis en ligne le 03/08/2021 [consulté 20/11/2022]
[31] Al Jazeera « Agaléga, a secret base, and India’s claim to power » [en ligne] mis en ligne le 03/08/2021 [consulté 20/11/2022]
[32] BARRO, Christianne « The Think tank shaping Australia : The Lowy Institute » The New Daily [en ligne] mis en ligne le 11/06/2019 mis à jour le 14/06/2019 [consulté le 04/12/2022]
[33] GREEN, Jim « The Lowy Institute’s dangerous nuclear propaganda” FOE [en ligne] mis en ligne le 28/12/2021 [consulté le 04/12/2022]

Les deux narratifs actuels à l'épreuve de l'OSINT

Avec le développement des techniques de renseignement en source ouverte (OSINT), la distance entre l’observateur et son sujet (en l’espèce, environ 9 500 km) n’est plus un facteur de difficulté. Ce qui l’est cependant, c’est le facteur humain. Dans le cas de la crise Syrienne de 2013, très étudié[34], le « volume humain » dans et autour des zones d’intérêt, et le volume d’appareils connectés correspondant, est énorme. Des centaines d’images et de vidéos sont diffusées par heure sur les zones qui intéressent l’observateur, et, lors des évènements importants comme des affrontements armés, ce flux constant d’informations est centuplé. Il en va autrement d’Agaléga-Nord, où le nombre d’appareils connectés est inférieur au volume humain déjà très faible. Les images au sol sont très rares, et l’imagerie satellite souffre souvent d’une mauvaise météo, le manque d’intérêt de la zone ne justifiant pas de compiler plusieurs images comme les agences de satellites le font pour les villes et la plupart des endroits fréquemment visionnés. Faire passer aux deux narratifs l’épreuve de l’OSINT, des « faits » nus, pourrait, eu égard à ces paramètres, paraître ardu voire impossible. Or, il convient de répondre en deux temps à cet apriori. 

Au moment de la parution de « L’île aux secrets » en 2020 : le contre-narratif possible

Au moment de la parution de « L’île aux secrets », les images montrent certes une transformation drastique d’Agaléga-Nord, mais pas grand-chose qui puisse nourrir la fibre sensationnaliste et permettre d’établir indubitablement la fonction militaire des nouvelles installations.

Certes, une piste d’atterrissage de 3 km de long, capable d’accueillir tous les appareils existants, vient d’être construite en secret sur un îlot de 300 habitants, de même qu’une jetée flambant neuve et une autre encore en chantier. Certes, les journalistes d’AJ ont pu remonter la piste des navires qui ont acheminé les matériaux jusqu’au pouvoir indien. Si toutes ces informations sont suffisantes pour mettre la puce à l’oreille de n’importe quel analyste ou amateur des questions de défense (comme le précité Samuel Bashfield), il en faut plus aux yeux d’AJ pour convaincre un peuple entier, car un contre-narratif d’aménagement pour le tourisme et de minimisation de l’importance des installations peut faire voler en éclat ces certitudes dans l’esprit d’un Mauricien étranger au sujet.

Google © 2020

Les bâtiments sont présentés comme un véritable campement de l’armée indienne. Tout porte à croire que ce sont bel et bien des habitations pour les centaines de travailleurs indiens dépêchés sur place. Bien que les médias d’opposition relaient des rumeurs disant que les travaux ne sont pas dirigés par des chefs de chantier d’Afcons mais par des officiers indiens[35], on peut faire l’hypothèse que, si le gouvernement avait été plus pro-actif dans sa communication et avait défini à l’avance avec son partenaire indien une stratégie de communication solide, la riposte n’aurait pas été aussi confuse. De plus, un contre-narratif, même temporaire, aurait pu être construit et leur aurait assuré une base de soutien plus importante que les quelques 8% de mauriciens actuellement opposés à ce que le gouvernement soit forcé de rendre des comptes[36].

Et pourtant... la situation en 2022

Pour contrôler l’efficacité du narratif initié par AJ sur la poursuite des opérations, et accessoirement la véracité des prédictions d’AJ sur des installations comme le « parking » de l’aérodrome ou la « L-shaped jetty », les problèmes énumérés en introduction de cette section n’ont pas pu être totalement surmontés. Cependant, l’information récoltée, même minime comparée à ce que d’autres analystes OSINT ont pu faire pour des endroits plus connectés[37] [38], a permis d’établir un constat implacable : la domination informationnelle du camp « anti-base » n’a rien changé à l’avancée fulgurante du projet.

"Arun" ou le pouvoir du recoupage

L’imagerie satellite ne permettait pas, à cause de la météo, de constater si en deux ans, la structure en « L » avait été rendue opérationnelle. Il fallait donc dans un premier temps le découvrir, car la réponse négative aurait montré que la guerre informationnelle menée par les tenants du narratif dominant avait été efficace et que le projet avait été mis à l’arrêt.
Dans un second temps, il fallait aussi savoir si l’on parlait bien d’un véritable port (une structure qui stoppe le courant et permet aux navires de toutes les tailles de rester stationnés pendant de longues périodes, et de subir des réparations) ou d’une simple jetée (pier), sachant que la première hypothèse validerait les rapprochements répétés par les tenants du narratif dominant avec l’énorme base américano-britannique de Diego Garcia.

L’obtention d’images au sol s’annonçait difficile, jusqu’à ce que la « carte snap » s’illumine autour d’Agaléga. La « carte snap » (snapmap) est un outil du réseau social Snapchat permettant de géolocaliser les photos et vidéos diffusées publiquement par les utilisateurs du monde entier. Tapoter du doigt une région, un pays ou une ville permet d’accéder instantanément à un flux plus ou moins important de données images où les locaux mettent en scène leur vie quotidienne.

la « carte snap » et les « évènements pertinents » regroupant le plus d’utilisateurs
(© Snapchat)

Voici « Arun »[39], un contractuel indien présent sur Agaléga-Nord. Il poste quotidiennement sur Snapchat ses déjeuners, ses tenues vestimentaires, ses séances de sport… et, parfois, des choses que ses employeurs ne voudraient probablement pas qu’il montre. En voulant filmer un lézard grimpant au mur de son bureau, il a ainsi laissé apparaître un bref instant un dossier intitulé « U/S Items ».  Arun est devenu à son insu la pièce manquante du puzzle. Un soir, en voulant filmer un coucher de soleil depuis la plage du « village indien », il a capturé pendant une fraction de seconde une image au sol de la « structure en L » avant de zoomer sur le soleil.

(Google © 2020 )

On voit donc les piles de la structure, en chantier sur les images satellites disponibles de 2020 (2). La présence de la jetée « historique » des National Coast Guards (1) permet de situer la position approximative d’« Arun » et confirme qu’on a bien affaire à la même installation. On peut voir clairement que la structure repose sur des pilotis, donc ne stoppe pas le courant et ne permet que d’augmenter la capacité d’accueil de la base.

[34] L., Patrick « analyse OSINT-GEOINT : le cas de la prison d’Al-Sinna en Syrie », Association Werra (hors-série du 05/10/2022)
[35] KARGHOO, Christophe « Base militaire à Agaléga : entre doute, crainte et frayeur » 5 plus Dimanche [en ligne] [consulté le 27/11/2022]
[36] KARGHOO, Christophe « Base militaire à Agaléga : entre doute, crainte et frayeur » 5 plus Dimanche [en ligne] [consulté le 27/11/2022]
[37] B, ALEXANDRE « l’étrange manège d’un chasseur birman en Thaïlande » Projet Fox [en ligne] mis en ligne le 25/07/2022 [consulté le 04/12/2022]
[38] Projet Fox, « [Analyse OSINT] attaque sur la gare de Kramatorsk » Projet Fox [en ligne] mis en ligne le 11/04/2022 [consulté le 04/12/2022]
[39] La véritable identité du sujet est inconnue.

Conclusion : des efforts vains ?

« Arun » répond à notre principale question par les termes suivants : le projet n’a pas été stoppé ni vraiment ralenti par les débats bouillonnants qui, pourtant, gagnent en intensité sur l’île-mère[40]. Le gouvernement mauricien, bien que complètement dépassé par la situation du débat, ne flanche pas, ou du moins n’a pas la capacité de stopper son partenaire indien. De nouvelles structures, difficilement identifiables malgré le recoupage, sortent du sable et réalisent la prophétie d’Al Jazeera.

La base est toujours un vaste chantier et il faudra encore plusieurs années avant qu’elle ne soit pleinement opérationnelle. Néanmoins, l’Inde a prouvé l’inefficacité de la guerre informationnelle dans la région en établissant une nouvelle présence militaire dans la zone malgré une défaite informationnelle flagrante et les preuves implacables apportées par cette coalition hétérogène de médias locaux, de propagandistes qataris et d’universitaires australiens.

En clair, la défaite informationnelle qu’est la crise d’Agaléga, si elle peut devenir une défaite politique pour le gouvernement mauricien, est une victoire pour l’Inde, à tous les niveaux. En effet, désormais considérée comme un interlocuteur régional sérieux par la France[41], l’Inde sera associée aux discussions qui vont prendre place entre Maurice et Londres sur la souveraineté des Chagos[42]. Cette décision qui a fait lever plus d’un sourcil confirme le statut d’état-vassal de Maurice vis-à-vis de l’Inde et la stratégie de P. Jugnauth d’associer New Delhi à tous les niveaux de sa politique étrangère.

New Delhi, qui ne voit pas le danger, sans doute du fait que le scandale a fait long feu en Inde, aurait cependant intérêt à protéger Jugnauth et ses ministres. Le futur pourrait voir le camp « pro-indien » balayé et un gouvernement plus souverainiste prendre ses quartiers à Clarisse House, lequel aurait alors plutôt intérêt à jouer de stratégies de Realpolitik pour mettre en concurrence l’Inde et la Chine, qui montre de grands signes d’intérêt pour l’île paradis[43]. Avec la « dé-marginalisation » de Maurice, la guerre informationnelle pourrait alors prendre toute sa pertinence.

[40] Entretien d’une journaliste mauricienne avec l’auteur, décembre 2022
[41] GUPTA, Shishir « India and France to conduct joint surveillance of South West Indian Ocean » Hindustan Times [en ligne] (consulté le 12/09/2023)
[42] FLOCH, Fabrice « Maurice : la Grande-Bretagne va ouvrir les discussions pour la restitution des Chagos » Réunion la 1e [en ligne] (consulté le 12/09/2023)
[43] ANONYME « Axe Chine-Maurice : une centaine de compagnies chinoises sur le terrain de Jin Fei d’ici 2024 » Le Mauricien [en ligne] (consulté le 12/09/2023)

Épilogue : le chantier en 2023

10 mois après l’écriture de la première version de cet article, l’imagerie satellite nous montre un complexe aéronaval qui semble prêt à entrer en fonction. Parmi les changements notables, on peut observer que la « jetée en zigzag » a été démontée, et que la « jetée en L » a été terminée. Des petits cargos y stationnent. Par ailleurs, les installations du village indien sont plus nombreuses et plus grandes. La zone au nord de « La Fourche » semble avoir été réorganisée et pourrait accueillir de nouvelles infrastructures. Cependant, rien dans l’agencement des bâtiments n’indique avec certitude un caractère militaire des installations. 

(c) Google Earth - 13/07/2023
l'évolution du chantier sur la pointe nord au cours de l'année 2023. La "jetée en zigzag" n'était donc qu'une installation temporaire. 

Au sud, l’évolution est moins marquée. Le « parking » est désormais doté de deux bâtiments qui doivent servir de terminaux. La piste est entretenue et bien connectée à la zone portuaire du nord. De nouvelles installations, qui ressemblent à des hangars, ont surgi entre les deux zones. 

(c) Google Earth - 13/07/2023

À Maurice, le devenir d’Agaléga-nord est devenu un nouveau clivage politique, parmi tant d’autres. L’opposition dénonce toujours le silence du gouvernement Jugnauth[44], dont le chef s’est rendu au G20 et a très certainement discuté avec son homologue indien de la mise en service prochaine de la base, la présence de personnels militaires indiens sur l’îlot n’ayant pas encore été confirmée. En Inde, des analystes parlent ouvertement de la nouvelle implantation indienne dans l’océan Indien et s’en félicitent, qualifiant les nouveaux bâtiments de « baraquements et de champs [d’entraînement] »[45]. Dix mois plus tard, les conclusions de cet article se confirment : malgré une défaite informationnelle cuisante, l’Inde aura, dans quelques semaines, un complexe aéronaval flambant neuf dans une des zones les plus critiques pour sa montée en puissance. 

[44] MINAS, Bruno « MAURICE : une base militaire indienne, cachée aux mauriciens » Réunion la 1e [en ligne] mis en ligne le 12/09/2023 8h30 (consulté le 14/09/2023)
[45] ADMIN « Overseas Indian Military Base At Agalega Islands In Mauritius Nears Completion” Indian Defense Research Wing [en ligne] mis en ligne le 5/09/2023 (consulté le 14/09/2023)